La microfinance “désinformalisée” a trente (30) ans en 2022. Un parcours tricennal auréolé de modernité, de changements fonctionnels et institutionnels mais aussi de controverses. L’initiative de la sortir de l’informel des tontines, aux pratiques aussi anciennes que traditionnelles, aussi mutualistes que solidaires, revient à la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (Bceao) ; celle-ci est demeurée au fil des ans au cœur du processus de formalisation en secteur, dédié et reconnu, avec ses acteurs et sa réglementation.
La microfinance en 2022 est un mémento de trente ans de présence et réformes de la Bceao (1), de bancarité incontestable (2) et de profondes mutations des enjeux originels (3).
Microfinance et initiatives de la Bceao
La décennie 1990 est celle des premières initiatives probantes de la Bceao pour donner des lettres de noblesse à la microfinance et à ses acteurs dont le rayonnement était celui des tontines, très en vogue à l’époque au Togo, suivi du Bénin, et bien plus discrètes dans les autres pays de la Communauté Économique Des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Appel fut fait en 1992 à Développement International Desjardins (DID), composante de Desjardins, à l’expertise et au savoir-faire reconnus en matière de finance inclusive, et bras technique de l’Agence canadienne de développement international (ACDI) en charge des programmes d’aide publique au développement.
La Bceao initia avec les canadiens un “Projet d’Appui à la Réglementation des Mutuelles d’Épargne et de Crédit” (Parmec). Concomitamment dès la même année 1992, elle mit en place avec le concours du Bureau international du travail
(BIT) et la Coopération allemande un programme d’appui au secteur de la finance alternative intitulé “Programme d’Appui aux Structures Mutualistes ou
Coopératives d’Epargne et de Crédit (Pasmec)”. L’objectif du Pasmec était, entre autres, d’œuvrer à une meilleure connaissance du secteur de la finance alternative en identifiant, dans un premier temps, les acteurs, leurs attentes et leurs politiques d’intervention et de mettre ensuite à leur disposition l’information disponible. L’approche consista à procéder à un état des lieux des aspects méthodologiques inclusifs du vécu en matière de microfinance dans l’Union monétaire ouest africaine (Umoa) d’une part et d’autre part, de l’expérience éprouvée des canadiens de DID.
La coopération avec le Canada (1992-2002) accoucha d’un corpus juridique sur le secteur de la microfinance en vue de sa refondation, d’un programme de renforcement des capacités dans le secteur et enfin d’un volet institutionnel avec la présence parfois des canadiens dans le capital social. Ce furent de solides prémisses d’une microfinance à la fois inclusive d’une clientèle jusque-là marginalisée et alternative à la finance classique d’accès difficile ; elle n’eut de cesse de se dépouiller de son informalité.
La vision qui a sous-tendu ces programmes de modernisation et de vulgarisation de la microfinance a consisté à faciliter l’accessibilité aux produits et services bancaires basiques pour les exclus du secteur bancaire classique au motif de faiblesse de revenu. Elle avait pour objectif la mise en œuvre et la consolidation du binôme épargne/crédit dans un cadre formalisé, distinct du cadre bancaire classique. À ce propos, l’autorité monétaire a repris à son compte le principal crédo universel des tontines financières qui toutes fonctionnent sur le principe de l’épargne et du crédit liés.
Le plan d’actions de la Bceao de la décennie 1990 visait la mise en production d’un modèle inspiré des structures financières décentralisées que sont les tontines financières traditionnelles. Celles-ci recourent à une mutualisation aussi bien des risques que du fonctionnement, soit une double mutualisation : ce qui en fait de parfaites structures décentralisées. La mutualisation des risques exige des réflexes d’associés plus proches de l’intérêt collectif que de l’intérêt particulier. La mutualisation du fonctionnement repose sur une vie associative financière et solidaire au service de la tontine.
Bancarisation croissante de la microfinance
Trois décennies après les premiers coups de pioche de modernisation à l’initiative de la Bceao, le concept de la microfinance s’est incontestablement vulgarisé et popularisé, son corpus juridique et lexical s’est densifié et modernisé et ses pratiques ont fondamentalement changé.
La vulgarisation de la microfinance s’est malheureusement faite à ses propres dépens. Les succès évidents de l’initiative de la Bceao de moderniser le secteur ont été fatals à l’approche fondée sur de microstructures aux mœurs financières et organisationnelles mutualistes, modélisées en système et non en institution, et qualifiée de système financier décentralisé (SFD). Le Fonds Monétaire International (FMI) a préféré à l’approche de la Bceao celle basée sur des institutions de micro finance (IMF), préfigurant de facto des entreprises plus capitalistes que mutualistes ; sa démarche se vulgarisa dans les États. Avant les réformes originelles, il existait trois grandes familles de structures de microfinance : les structures mutualistes d’épargne et de crédit, les structures de microcrédit animées essentiellement par des organisations non gouvernementales (ONG) et un troisième groupe résiduel à vocation davantage de structure d’assistance financière et sociale que de structure professionnelle de microcrédit.
Les structures mutualistes d’épargne et de crédit, sur le modèle promu au départ par la Bceao, sont d’ordinaire faiblement consommatrices de ressources hiérarchiques et à l’opposé, surtout exigeantes en ressources internes horizontales. La vulgarisation de la microfinance dans l’Umoa a plutôt accouché de structures au sein desquelles l’horizontalité du mutualisme a été diluée au profit de la verticalité des décisions hiérarchiques érigée en gage de modernité. Les ressorts de la gouvernance d’entreprise s’en sont ressentis.
Le corpus juridique et lexical de la microfinance s’est épaissi au fil des ans pour finalement devenir un palimpseste, avec en toile de fond la loi bancaire ; cette évolution a répondu aux nouvelles attentes du législateur moins mutualistes et davantage capitalistes, c.à.d. pro profits financiers. Hier encore, le corpus juridique et réglementaire était cousu de simplicité et de solidarité. Les textes réglementaires se sont par la suite complexifiés au point de faire du secteur de la microfinance un doublon du secteur bancaire, la seule différence étant le profil divergeant, en théorie, des clientèles-type respectives. Par rapport à la finance classique, la réforme originelle différenciait, outre le profil de la clientèle, les profils institutionnels ainsi que les produits et services ; ceux-ci étaient au demeurant limités aux attentes basiques de la clientèle-cible en matière d’épargne et de crédit. La réforme a aussi pris en charge la problématique du taux de l’usure.
Les pratiques de microfinance ont outrageusement changé aussi. Elles pétaradent de nos jours d’une quête effrénée de garanties et garants classiques pour les opérations de crédit d’une part et d’autre part, de profits financiers. Elles ont par ailleurs et notoirement débordé des métiers d’épargne-crédit liés, ce binôme à partir duquel se structurent et fonctionnent basiquement les tontines financières inspiratrices du modèle de modernisation du secteur de la microfinance dans l’Umoa.
Les pratiques ont en outre été colonisées par des produits et services qui, au départ et encore aujourd’hui, ne font pas partie des attentes du citoyen lambda démuni censé représenter le client-type, sinon exclusif, d’une structure de microfinance. Ces produits et services, ayant désormais la préférence des structures de microfinance en croissance, sont secteur-tertiaire-compatibles et constitués de lignes de financement d’importations de Dubaï, Hong-Kong et bien d’autres destinations prisées de commerce international de chinoiseries. Le profil de la clientèle a conséquemment intégré, pour des raisons de compte d’exploitation, des opérateurs économiques bien connus des banques classiques.
Les pratiques des structures de microfinance ont finalement fait d’elles de micro banques qu’elles n’auraient pas dû ou ne sauraient être, car elles n’ont pas les moyens d’élargir, puis de mettre en œuvre sans dommage, leurs objectifs originels. Une banque, ou toute structure qui souhaite fonctionner comme tel, est en effet soumise à des exigences spécifiques et lourdes en moyens tangibles et intangibles, notamment en ressources informatiques et humaines, que ne peut s’offrir une structure de microfinance même compétitive.
La microfinance formelle de la décennie 1990 à nos jours a fini par singer la finance classique, sans en avoir les moyens et sans que ceci ne soit demandé dans l’Umoa par l’autorité de tutelle. En quête de profits financiers, elle a de plus en plus un compte d’exploitation à défendre prioritairement à un bilan comptable de considérations sociales ; conséquemment, sa clientèle-cible originelle est à nouveau orpheline de structures adaptées.
Enjeux multiples en tacite refondation
Les enjeux de la microfinance se sont par ailleurs et de manière regrettable habillés de manteaux politiques en lieu et place de servitudes de droit privé. Ce qui au départ n’était qu’une velléité de mettre, dans le respect de règles de droit privé, le basique bancaire en matière d’épargne et de crédit liés à la portée des plus démunis, de surcroit en difficultés d’accès aux guichets des banques classiques, a été récupéré par les tenants du pouvoir d’État au profit du clientélisme politique. Ceci a contribué à dévoyer les enjeux originels selon un processus facilité par un laisser-aller de ceux qui ont une responsabilité de veille technique et salutaire sur le secteur de la microfinance.
La microfinance de droit privé, aux enjeux en tacite refondation, est celle promue par la Bceao mais qui a incidemment fait de la place à la microfinance politique ; cette dernière a pourtant tout d’un cancer, d’une part pour le secteur en raison de ses effets de dilution du droit privé dans les pratiques de microcrédit et d’autre part, pour les finances publiques abusées à des fins politiciennes. La microfinance politique a une approche consistant à travestir le parchemin originel du microcrédit en une trouvaille du parti au pouvoir ou du gouvernement pour acheter la conscience de populations démunies et demanderesses d’assistances financières. La microfinance en place au Togo via le fonds national de finance inclusive (Fnfi) relève de la microfinance politique.
Les expériences devancières du Fnfi dans l’Umoa ont toutes échoué, sauf à promouvoir ou positiver l’image du Chef de l’État avec des deniers publics comme ce fut le cas en Côte d’Ivoire notamment du temps de feu Félix Houphouët-Boigny et bien après. Dans ce pays, de multiples fonds sociaux dédiés à la jeunesse et à la promotion de l’emploi des jeunes n’ont guère connu le succès attendu et ont rarement atteint les objectifs officiellement affichés. Ils ont tous fait ou continuent de faire chou blanc avec à la clé des deniers publics jetés par les fenêtres à des fins de prosélytisme politique. L’approche microfinance politique est immanquablement confrontée à la récurrence de problèmes de détérioration du portefeuille de crédits, pour cause d’insincérité au remboursement, et à la déliquescence des procédures d’octroi desdits crédits suite aux interférences des pouvoirs publics dans la gouvernance d’entreprise. Elle alimente de manière non négligeable les dysfonctionnements du secteur de la microfinance.
Amalgame de prosélytisme politique et de politique sociale, en direction d’un électorat potentiel pour les tenants du pouvoir, la microfinance politique est d’une efficience improbable. Le prosélytisme qui lui est associé promeut indiscutablement la dégradation du portefeuille des structures mises en place, la clientèle-cible associant les crédits reçus à des fonds publics qu’elle ne se fait l’obligation de rembourser que sous la persécution des pouvoirs publics ou suite à une dilution de son allégeance envers le parti au pouvoir.
Autant la microfinance peut être considérée comme un mécanisme de lutte contre la pauvreté et promoteur d’activités génératrices de revenus, autant elle semble faiblement adaptée à l’accompagnement des politiques publiques dans le domaine social. Il est en effet attendu d’elle, en vain, d’être un ferment de la politique sociale du Gouvernement alors qu’elle est conçue pour fonctionner selon des règles de droit des affaires. En substance, la microfinance, telle que structurée de nos jours dans l’Umoa, a des exigences de compte d’exploitation bien plus fortes que de bilan et semble mal adaptée à un usage caritatif ou politique.
Conclusion
Au final, la microfinance est loin de bien se porter dans l’Umoa où elle est en souffrance pour plusieurs raisons de plus en plus visibles que sont principalement : l’échec de la mise en œuvre de la vision originelle de formalisation du secteur, la mauvaise gouvernance et les malversations financières, la bancarisation indue et la politisation sournoise du secteur, la faiblesse des contrôles etc. Globalement, la promotion de la microfinance dans l’Umoa est plus proche d’un échec que d’une réussite ; l’état des lieux suggère assainissement et refondation.
Vilévo DEVO