« Tu n’es pas fatigué de parler des Forces Armées Togolaises comme on parlerait d’une institution normale? Quand comprendras-tu que ce n’est pas une armée républicaine et que tu perds ton temps ? Il faut les appeler comme ils sont : une milice politique et tribale»
Le 8 juillet dernier marquait les 30 ans du début de la Conférence Nationale Souveraine (CNS) de 1991, ces assises historiques qui devaient jeter les bases d’une vie politique démocratique, après 28 ans de régime semi-militaire (1963-1967) et militaire (1967-1991).
Les attentes au sein du peuple étaient grandes, de même que les ambitions politiques personnelles. Si ladite conférence a permis d’avoir des détails inespérés sur l’ampleur des violations des droits humains (on a « cassé les papo ») et d’entamer une certaine « thérapie sociale », ses succès ont été beaucoup plus limités en ce qui concerne la mise du Togo sur l’orbite de la démocratie. Les causes de ce quasi-échec sont multiples, mais cet article aborde une cause que nous estimons cruciale, tant elle est toujours d’actualité : le déni au sein de l’opposition que le régime togolais est un régime militaire, et que toute approche doit tenir compte de cette réalité.
Pour ceux qui se rappellent des évènements de l’époque, les Forces Armées Togolaises avaient choisi la chaise vide et refusé de participer à la CNS, parce que selon leur chef le Général Eyadema, « l’armée est apolitique ». En réalité les raisons étaient toutes autres, notamment que l’armée était déjà représentée par le parti unique que les militaires avaient créé en 1969 et qui était encore au pouvoir. Les esprits avertis avaient bien compris que depuis 1963, l’armée n’était pas une institution au service du pouvoir ; elle était AU pouvoir, elle était LE pouvoir, et donc tout déballage la concernait en premier lieu. Mais pour la grande majorité des Togolais, « l’armée n’a pas participé à la conférence nationale ». Ainsi donc le Général Eyadema a habilement réussi à soustraire l’armée de l’équation et partant de toute solution globale à la crise politique, tout en sachant que c’est cette armée qui aurait toujours le dernier mot. Une manœuvre qui n’est devenu un coup de maître que parce que les opposants ont accepté de se murer dans le silence vis-à-vis de cette donne ; ils ont accepté généralement de s’installer dans le déni du rôle politique de l’armée.
Les propos entre guillemets au début de cet article sont la réaction (en aparté) d’un lecteur d’un article que j’ai récemment publié sur IciLomé (« Briser le tabou de l’armée pour enfin conclure la lutte pour le changement »). Et malheureusement, ceux qui pensent comme cette personne ne font que perpétuer le déni du rôle politique de l’armée togolaise sous le prétexte de son manque de caractère républicaine, un déni de la réalité, un déni fatal.
Si ces propos étaient tenus avant le 5 février 2005, ils seraient compréhensibles et peut-être acceptables. Mais le mythe de l’armée apolitique, républicaine ou pas, qu’il faut tenir à l’écart, a volé en éclat le jour où Eyadema est mort. Ce jour-là, l’armée a rappelé à ceux qui étaient dans le déni qu’elle n’a fait que réassumer un rôle politique qui a toujours été le sien. Aussi longtemps que les Togolais, et plus précisément les acteurs politiques de premier plan, chefs de partis ou leaders d’opinion, resteront dans le déni de ce rôle, la lutte pour le changement politique deviendra un spectacle ou chacun viendra s’illustrer sans convaincre.
Sortir du déni, signifie qu’il faut, en toute circonstance et en tout lieu, comprendre le régime actuel comme un système à deux têtes : 1) l’armée qui a mis fin à la première république en janvier 1963, et 2) le parti RPT (anciennement unique) que cette armée a créé en 1969, devenu UNIR aujourd’hui. En pratique, cela signifie que quel que soit ce que les opposants togolais entreprennent, il leur faut tenir compte de la présence et de l’opinion de ces deux têtes. Cela comprend les dialogues, les manifestations de rue, les élections.
Dialogues : Aujourd’hui avec les travaux de la Concertation Nationale des Acteurs Politiques (CNAP), les gens parlent du 28eme, voire un 29eme dialogue. Faut-il rappeler la principale cause pour laquelle les précédents dialogues ont tous échoué ? Ce n’est pas « la mauvaise foi » du régime comme on le prétend ; c’est parce que l’opposition a de tout temps dialogué avec une tête du système au pouvoir, dans le déni de l’existence et du rôle politique de l’autre tête qu’est l’armée (scenario voulu et encouragé par Eyadema depuis la conférence nationale).
Manifestations : Pendant les grandes manifestations de 2017, un refrain qui revenait tout le temps était qu’il fallait que les manifestants envahissent les centres de décision du régime, y compris la présidence, le parlement, les ministères, etc., comme au Burkina Faso, au Mali ou ailleurs. Pas sûr que cela aurait donné quelque chose pour la simple raison que tout comme en Février-Mai 2005, le centre de décision du régime se déplace à chaque crise dans les garnisons militaires.
Élections : Si les élections de 1998 et 2005 nous ont appris une chose, c’est qu’affronter le RPT-UNIR dans les urnes, revient à affronter l’armée sur un champs de bataille, et de ce fait, une défaite électorale du RPT-UNIR signifierait que l’armée a perdu la guerre. C’est la raison pour laquelle chaque coup de force électoral est suivi d’une féroce répression militaire : c’est de cette manière que l’armée réaffirme son rôle d’actionnaire politique.
En somme, nul ne résoudra la profonde crise politique du Togo en s’enfermant dans une zone de confort, zone dans laquelle on peut faire abstraction du rôle politique de l’armée, donc croire qu’en discutant simplement avec le parti qui est sa vitrine politique, tout irait pour le mieux. Le déni sur le rôle politique de l’armée, déni dans lequel les opposants préfèrent s’enfermer dans la quête du changement politique, est l’équivalent d’un traitement du cancer par une prise du paracétamol : on soulage un ou deux symptômes alors que la maladie s’aggrave.
A. BEN YAYA