Depuis le 5 octobre 1990, la conquête et l’exercice du pouvoir d’Etat par l’opposition togolaise représentent le mythe de Sisyphe. C’est à croire que les responsables de cette opposition persistent dans l’erreur, tel un mauvais chauffeur, incapable de négocier à chaque fois le tournant, et se retrouvant toujours dans les ravins pour tout perdre.
Malheureusement après chaque échec, elle reprend avec les mêmes attitudes et recommence avec les mêmes méthodes en oubliant l’enseignement de Confucius en la matière qui dit : « lorsque l’on se rend à l’évidence que l’objectif fixé devient difficilement atteignable, on ne change pas d’objectif mais la méthode ». Selon l’opposant togolais Nathaniel Olympio, « les togolais ont été déçus de n’avoir pas atteint les objectifs depuis une trentaine d’années » ce qui fait que, la motivation n’est plus seulement ce qu’il faut pour continuer. Pour lui, « le leadership doit changer » et surtout la manière dont la lutte est menée doit évoluer.
Il ressort de sa conclusion que l’opposition togolaise est arrivée à la fin d’un cycle. D’où la nécessité de changer de stratégie.
En effet, la situation qui caractérise l’opposition togolaise est le manque de confiance en soi, les ambitions personnelles placées avant toute autre considération, l’absence de concertation et de recherche des affinités entre les acteurs pour un minimum commun, une culture de leadership de trahison. Tout ceci rend impossible la perspective de constituer une alternative crédible sans se détruire en interne. A cet effet, nous avons encore en mémoire les propos tenus par un leader en 1993 lors des négociations pour une candidature unique de l’opposition, propos selon lesquels « si c’est Edem Kodjo, Eyadéma n’a qu’à rester »; et effectivement, Eyadéma est resté encore au pouvoir 14 ans après la conférence nationale souveraine ; ces mêmes propos ont été tenus en 2019 dans un contexte presque similaire à la veille de l’élection présidentielle de 2020, et cette fois-ci, c’est avec le fils d’Eyadema qui briguait son troisième mandat après son père ; la scène ubuesque présentée par Yaovi Agboyibo et Edem Kodjo en 1994 à la suite de la victoire de l’opposition aux élections législatives de cette année qu’ils ont très mal gérée; les chamailleries qui ont suivi l’accord cadre de Lomé à la suite duquel le général Eyadéma a donné sa « parole de militaire » devant le président français à Lomé. Il faut rappeler également que des acteurs majeurs de l’opposition avaient boudé publiquement la rencontre prévue avec l’ami personnel d’Eyadema qui a déclaré que cela ne resterait pas sans conséquence. Par là et malheureusement, la parole du général de ne pas toucher à la constitution de 1992 n’a pas été respectée et personne n’a trouvé à dire ; la mauvaise application de l’Accord Politique Global obtenu à la suite des évènements sanglants de la présidentielle de 2005, du fait de l’orgueil et l’arrogance d’une certaine classe de l’opposition ; les échecs des négociations de Togotelecom 1 & 2 qui devaient aboutir à la modification de la constitution le 30 juin 2014 à l’assemblée nationale, ceci à cause de la question non résolue de la rétroactivité ou non de la loi votée ; l’échec de la C14 qui dans la foulée des discussions avec certains chefs d’État, a refusé le gouvernement d’Union nationale proposé par la CEDEAO, mais qui a accepté de prendre un cadeau de 30 millions pour, à la fin boycotter les élections législatives du 20 décembre 2018 qui devraient se conformer à la feuille de route de la CEDEAO.
Les conséquences de tous ces actes et comportements constituent le fondement de la démotivation de beaucoup de togolais qui estiment avoir tout donné sans trouver en retour le changement tant voulu. La cause de tout ceci est la fierté personnelle de certains leaders poussée jusqu’à la limite de l’arrogance. Cette situation est à l’origine de la confusion totale au sein de l’opposition marquée désormais par l’insolence qui a pris la place de la vertu depuis l’élection présidentielle du 22 février 2020.
Aujourd’hui, il n’y a plus aucune différence entre acteurs politiques et activistes politiques. Beaucoup d’acteurs politiques ont déserté le terrain faute de moyens mais aussi à cause des restrictions administratives très sévères sur le terrain. Au même moment, les activistes des réseaux sociaux sont devenus des donneurs de leçon à tout va. C’est cette situation qui a prévalu jusqu’aux élections régionales et législatives d’avril 2024.
Les résultats de ces élections au-delà de toutes les irrégularités énormes, parfois même en dehors des bureaux de vote, et tout le scandale électoral présenté à la face du monde, il n’en demeure pas moins un message de rejet de la posture politique de toute l’opposition qui s’en sort avec 5 députés sur 113. Ainsi, l’on peut affirmer sans risque de se tromper, qu’il s’agit aussi d’un désaveu du peuple de la posture de toute la classe politique de l’opposition comme ce fut le cas pour les anciens Premiers ministres Yaovi Agboyibo et Edem Kodjo qui ont vu leurs représentations passées de 36 députés à 4 pour l’un et de 6 députés à 0 pour l’autre entre 1994 et 2007; de 27 députés à 3 pour Gilchrist Olympio de 2007 à 2013, tous accusés de « combination » avec le pouvoir sans résultat.
Et pourtant, plusieurs propositions ont été faites depuis 2019 pour permettre à l’opposition de reconquérir l’Annapurna politique togolais. Parmi ces propositions se trouvent deux options à savoir la révolution populaire pour ceux qui ne croient plus aux processus électoraux organisés depuis plusieurs décennies et la révolution électorale comme moyen le plus à même d’aboutir au résultat tant attendu.
La révolution électorale consiste à faire un alliage à la fois de la mobilisation et la pression populaire en période électorale. Comme on pouvait le voir, les nombreuses trahisons successives de certains responsables politiques, supposées ou réelles ont conduit à une certaine antipathie de la population à l’égard de l’opposition et ont beaucoup altéré la confiance et la crédibilité de toute cette dernière. Ce qui a fragilisé énormément toutes les velléités révolutionnaires surtout après l’échec inattendu de la C14.
Pour beaucoup d’observateurs cet échec mérite une véritable autopsie. Ces derniers soupçonnent des ramifications et des complicités entre la CEDEAO et la France. On se rappelle cette petite phrase prononcée par le président François Emanuel Macron à Lagos : “ le statuquo au Togo n’est pas acceptable “. Aussi, tout le monde convient que, seule la pression populaire est la clef pour déverrouiller le système électoral afin de rassurer la population et baisser le taux d’abstention électorale très élevé et qui profite au parti au pouvoir.
En effet, la révolution par la rue et la révolution électorale, loin d’être opposées, se complètent en réalité. Il faut dès lors faire en sorte que la branche politique légale qui est sur le terrain, profite du processus électoral pour rechercher les voies et moyens d’expression politiques, afin de contraindre le pouvoir en place à la faute sur les aspects de la fraude électorale. Ce qui permettrait à l’opposition de trouver les arguments politiques nécessaires pour conforter sa position devant le peuple. Pour cela, il faut une complémentarité avec la branche révolutionnaire dite ” radicale ” qui profiterait de la contestation de la branche politique de la révolution électorale pour se positionner comme seule alternative nécessaire devant le peuple.
Il s’agit de faire en sorte de converger les populations vers une mobilisation générale pour contester une nouvelle loi liberticide comme ce qui se passe actuellement au Kenya, ou encore pour contester des résultats frauduleux d’une élection. Ainsi l’élection présidentielle de février 2020 et les élections régionales et législatives de 2024 auraient-elles été des occasions rêvées pour tenter de gagner un tel pari. Il faut noter que l’action de la branche révolutionnaire fondée sur la mobilisation populaire doit s’appuyer sur la sensibilisation et le maillage du territoire national pour conduire vers un mouvement populaire de mécontentement général. Ceci oblige et nécessite un alliage des deux moyens d’action, et les deux options populaires finissent par se fondre l’une dans l’autre.
Dès lors, on se rend compte que le boycott du processus électoral par l’opposition devient un véritable gâchis et se présente comme un répit, une bouée de sauvetage pour le parti au pouvoir et en même temps une occasion manquée pour toute l’opposition. Le scénario révolutionnaire nécessite un assemblage de beaucoup d’éléments catalyseurs tels que prévu par l’article 150 de la constitution du 14 octobre 1992, pouvant amener le peuple dans sa majorité à une révolte populaire. Ce qui n’est pas évident ni facilement réalisable en période hors processus électoral. Voilà pourquoi cet article a été carrément ignoré dans la nouvelle constitution.
En tout état de cause, en ce qui concerne la situation actuelle, pour trouver une stratégie efficace pouvant permettre à l’opposition togolaise de reconquérir la confiance du peuple et réaliser son objectif ultime, tout comme un conquistador au pied de l’Annapurna, elle doit se ressaisir, rétablir la cohésion en son sein, préparer des revendications conformes aux exigences qui récapitulent les ressentiments du peuple sans oublier les prisonniers et les exilés politiques.
Pour comprendre le peuple, il faut d’abord comprendre par où il est passé. En 1991, après la dissolution du Front des Associations pour le Renouveau (FAR), et la création des partis politiques, il a fallu la mise en place du Collectif de l’Opposition Démocratique (COD). Le premier meeting du COD avait eu lieu le 19 mai 1991 avec pour objectif, le rejet du “Faux-Rhum” (le forum proposé par le général Eyadema). En lieu et place, et unanimement, ils ont réclamé le “Vrai -Rhume” c’est-à-dire la conférence nationale des forces vives de la nation. Vu l’ampleur de la mobilisation, le président Eyadéma s’était plié.
Nous pouvons affirmer que l’opposition togolaise se trouve dans la même situation aujourd’hui. Elle doit pouvoir s’organiser comme en avril 1991, construire un leadership collectif dont la première mission est de restaurer la solidarité en son sein, en accord avec le peuple togolais pour une direction à suivre. Pour cela, elle doit pouvoir se poser les vraies questions pour de vraies réponses. A ce propos, il devient impérieux de reconnaître que, le contexte de 1990 avait bénéficié de plusieurs concours de circonstances. D’abord avec l’appel du Pape Jean Paul II à l’endroit des peuples de l’Europe de l’Est sous le joug de l’armée rouge depuis la fin de la deuxième guerre mondiale dans son encyclique de 1989 en ces termes : « n’ayez pas peur, brisez les frontières ». Cet appel a eu comme effet de précipiter la chute du mur de Berlin ; ensuite le sommet de la Baule qui a accéléré le processus de démocratisation en Afrique.
Aujourd’hui, le contexte a changé et les objectifs de l’Europe en matière des relations internationales ne sont plus déterminés par la promotion des Droits de l’Homme, mais plutôt sur les intérêts économiques menacés par le retour de la Russie en Afrique et surtout dans les pays du sahel. Ce qui n’arrange pas à priori les affaires des opposants en Afrique ; de même, la CEDEAO qui était un rempart contre les pouvoirs illimités, est dans un état de déliquescence et très affaiblie depuis l’avènement de l’AES. Dès lors, la seule solution qui reste à l’opposition togolaise face à un pouvoir qui a des tentacules partout, c’est de se reconstruire en se fondant sur la solidarité en son sein et avec le peuple pour exiger la bonne gouvernance, la lutte contre l’évasion fiscale, la restauration de la souveraineté des institutions de l’État et de la République.
C’est la stratégie à mettre en œuvre pour réconcilier l’opposition et le peuple togolais engagé debout, pour l’équilibre des rapports de force et faire face à toute éventualité pour la conquête du sommet de l’État.
« TAMPA EXPRESS » numéro 0060 du 12 juillet 2024