Dans les démocraties touchées par la violence terroriste, le traitement journalistique de l’information devient une entreprise délicate et complexe. Pour les médias, l’exercice de la profession d’information se situe au confluent de deux logiques contradictoires. Faire avec la société et l’Etat ou affirmer son autonomie conformément à la mission critique qui fonde la valeur du journalisme.
En d’autres termes, faut-il que le journaliste taise sa voix pour épouser le discours du pouvoir face au terrorisme ou faut-il qu’il décrive toute la réalité vécue sans état d’âme ?
Ces questions renvoient à des choix difficiles en temps de crise et pose la problématique du rôle des médias dans une démocratie.
Pour m’entretenir avec vous sur le sujet, je soulèverai quatre points essentiels :
- Pour un média que faut-il entendre par terrorisme ?
- Les médias sont-ils complices du terrorisme ou sont-ils devenus les médias du terrorisme ?
- Peut-on parler d’un terrorisme des médias ?
- Quel traitement journalistique de l’information en temps de crise ?
Que faut-il entendre par terrorisme dans les médias ?
Le terrorisme est devenu un mot valise aux multiples sens et à connotations idéologiques, donc difficile à circonscrire.
En se référant à l’actualité brûlante, on constate que le terme est controversé. Les uns parlent de djihadistes, les autres de terroristes et d’autres encore de bandits ou de criminels comme pour dire que ces mots sont idéologiquement connotés.
Donc sur le plan journalistique, l’utilisation des mots n’est pas indifférente. Nommer ou caractériser c’est une manière de prendre parti au risque de masquer ou de travestir la réalité.
Un auteur d’attentat qui se dit djihadiste ne veut pas être traité de terroriste et un terroriste ne veut pas être traité de djihadiste. Chacun d’eux est un acteur de l’actualité brûlante et l’emploi d’une épithète ou d’un qualificatif peut consister soit à accepter l’interprétation que veut imposer cet acteur ou lui dénier le statut qu’il revendique.
Ce mot valise qu’est le terrorisme n’est pas facile à définir pour un journaliste. Il y a au moins une dizaine de définitions du terrorisme parce qu’il peut avoir des fondements tactiques, idéologiques, moraux, politiques, guerriers, criminels, religieux, sexuels, rituels, ethniques, …
Objectivement, il y a une difficulté définitionnelle qui s’explique par la connotation négative et émotionnelle du terme. Renvoyé à des situations de comportements, il devient un terme péjoratif, une manière de désapprouver un acte sans que l’on puisse s’entendre sur une définition commune.
En 2003, un comité spécial créé par l’Assemblée générale des Nations Unies a proposé une définition approximative du terrorisme. « Tout acte commis dans l’intention de causer la mort ou des blessures graves à des civils ou à des non-combattants, qui a pour objet, par sa nature ou son contexte, d’intimider une population ou de contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir un acte ou à s’abstenir de le faire ».
La complexité du concept provient aussi du fait que la différence entre résistance et terrorisme n’est pas toujours facile à cerner. Si l’on prend le cas des Palestiniens, on constate avec consternation les clichés utilisés par les médias. Lorsque ces Palestiniens choisissent des moyens de lutte, des cibles israéliennes visées, ils expriment une résistance et ne considèrent pas qu’ils font du terrorisme. Pour les Israéliens, ils sont des terroristes parce qu’un attentat kamikaze visant une population civile, au nom de la lutte contre l’occupation, n’est pas un acte de résistance mais un crime de terrorisme.
Alors les médias qui couvrent cette actualité quotidienne tombent souvent dans le piège de la sémantique, les mots ne sont pas neutres, ici plus qu’ailleurs, ils sont sujets à controverse et à polémique.
Cette polémique est perceptible lorsque l’Etat lui-même pose des actes à connotation terroriste en violant le droit international humanitaire par des actes de destruction justifiés par des prétendues utilisations proportionnelles de la force tout en admettant qu’ils provoquent des « dommages collatéraux regrettables ».
Lorsque les Etats sont en jeux, les journalistes emploient rarement le mot terrorisme. Les exemples sont nombreux en Afrique et en Asie où certains dirigeants et leurs semblables ont recours à des mesures extrêmes et d’effroi collectif contre tous ceux qui leur résistent : torture, disparition forcée, assassinats ciblés, massacres de masse, … sont les méthodes que l’on peut assimiler au terrorisme même si les médias ne traitent pas ces faits sous cet angle.
Les médias sont-ils complices du terrorisme ou sont-ils devenus les médias du terrorisme ?
Le principe qui régit la profession de journaliste est d’essence humaniste. « L’engagement éthique pour les valeurs universelles de l’humanisme oblige le journaliste à s’abstenir de toute forme d’apologie ou d’incitation favorable aux guerres d’agression et à la course aux armements spécialement aux armes nucléaires et à toutes les autres formes de violence, de haine ou de discrimination spécialement le racisme et l’apartheid ; et ( même principe) l’incite à résister à l’oppression des régimes tyranniques, à extirper le colonialisme et néocolonialisme aussi bien que d’autres grands fléaux qui affligent l’humanité telles la misère, la malnutrition et la maladie. (Marrié M. C. ; 2001 :167)
Pour autant, un journaliste a-t-il le droit d’entrer en contact avec des terroristes sans prévenir les forces de sécurité qui ont pour mission de les poursuivre et de les juger ? Sur ce point, le rôle d’un média n’est pas d’être un indic de la police, ni d’être un allié du terroriste. Doit-il accepter les consignes gouvernementales sans compromettre son indépendance ?
La tendance des pouvoirs africains, comme partout ailleurs, est de voir le journaliste détenteur d’informations sur des prétendus terroristes collaborer avec les forces de défense et de sécurité au nom de l’intérêt national. Ils veulent, en ces circonstances, que l’information diffusée par les médias permette de légitimer leurs actions publiques et de conserver, sinon d’accroitre leur crédibilité au nom d’un impératif absolu de cohésion nationale.
Cette attitude des gouvernants, si légitime soit elle, se heurte à la tradition sacro-sainte des journalistes qui légitime leur droit au secret par des impératifs de déontologie professionnelle. Il lui est reconnu le droit de ne pas révéler ses sources, sauf dans certaines conditions spécifiques.
Cependant, le journaliste courtisé par les terroristes pour faire valoir leurs actions reste confronté à un dilemme tragique :
Faut-il contrecarrer le jeu des terroristes et briser l’écho recherché en passant sous silence leurs actions ?
Cette option se heurte au devoir et au besoin d’informer la population des attaques dont la sous-région fait l’objet. En informant le public des faits perpétrés par les terroristes, c’est une façon de mobiliser la conscience collective, d’appuyer les forces de l’ordre et de recadrer le réel.
Accepter les consignes gouvernementales et se faire le porte-voix des dirigeants au nom de la solidarité nationale, c’est entrer en conflit avec les règles de la profession selon lesquelles le journaliste a pour vocation de dire la vérité des faits quel qu’en puisse être le prix. Ce qui explique le nombre élevé d’assassinats de journalistes, environ 60 à 70, chaque année dans le monde. Se taire reviendrait à nier leur travail, à laisser la place, soit à l’ignorance, soit à la désinformation, qui sont autant des menaces à la stabilité sociale.
Au nom du critère d’humanité la déontologie journalistique impose de placer au-dessus de toute considération, la protection de la vie humaine. Le silence dans ces conditions est diversement interprété mais la plupart des médias ne veulent pas être à la remorque des autorités. Et cette prise de distance avec les instances de pouvoir en période de crise fait penser que les médias sont de mèche avec les auteurs du terrorisme.
Pour les institutions qui luttent contre le terrorisme, les médias sont des organes officieux d’organisations terroristes. Certains régimes politiques les soupçonnent de faire le jeu de ces acteurs parce que la théâtralisation des événements violents revient à glorifier des faits hautement répréhensibles. Dans certains cas, on se demande si le journalisme ne favorise pas la multiplication des actes terroristes en leur accordant une tribune, un espace et un temps de médiatisation.
Mais peut-il en être autrement ?
Les médias sont indispensables en ce qu’ils fournissent des informations vérifiables et des opinions éclairées et diversifiées. Cette mission des médias répond à l’immense intérêt du public qui a droit à l’information. « La tâche primordiale du journaliste est de servir le droit du peuple à une information véridique et authentique par un attachement honnête à la réalité objective, en plaçant consciemment les faits dans leur contexte adéquat, en relevant leurs liens essentiels, sans entraîner de distorsion, en déployant toute la capacité créatrice du journaliste, afin que le public reçoive un matériel approprié lui permettant de se former une image précise et cohérente du monde, où l’origine, la nature et l’essence des événements, processus et situations, seraient comprises d’une façon aussi objective que possible. » (Ibid : 168)
Il ne doit omettre donc aucun élément important de jugement. Il doit rapporter non seulement les faits mais les circonstances, les données qui les situent, les font comprendre en précisant la signification.
Devant les situations de crise, les pouvoirs publics souhaitent voir les médias adopter une démarche de rupture engagée d’avec le journalisme pour pratiquer une communication de gestion du terrorisme. Il y a toujours, en pareille circonstance, un conflit d’intérêt entre journalisme et communication. Dans le cas de la sécurité et du renseignement, il est accepté que les communications officielles et les opérations ne puissent être transparentes que dans une certaine limite, faute de quoi la pertinence des opérations, les sources et les bénéfices qui en découlent seraient compromis. Ainsi, le secret-défense brandi par les forces publiques apparaît aux yeux des médias comme un moyen d’anesthésier leur curiosité et leur devoir d’informer.
Aujourd’hui, les médias planétaires sont devenus les relais sans farce et sans filtre de l’action des terroristes, oubliant que pour ces derniers, l’action est le message. La scène même d’un attentat est devenue le cœur du message et le discours terroriste s’exprime par les images des morts et des blessés diffusés en boucle aux heures de grande écoute ? Quelle rédaction peut encore prendre le temps de réfléchir aux effets et conséquences de la diffusion de ce type d’information ? On peut, sans exagérer, parler aussi du terrorisme des médias.
Peut-on parler d’un terrorisme des médias ?
De nos jours les médias génèrent une gamme variée d’émotions telles la peur, le traumatisme, le désir, la crainte, l’espoir, … Au-delà de la propagande politique, les médias exercent de l’influence sur les esprits des contemporains, à travers l’effet d’amorçage. Si l’effet d’agenda influence la hiérarchisation des enjeux, l’effet d’amorçage ou de saillance pèse sur les critères de jugement utilisés par le public. Les médias accroissent ainsi la probabilité pour que les attentats soient utilisés par le public pour évaluer les situations et les acteurs du champ politique. « Plus un sujet est visible dans les médias, plus il y a de chances pour qu’il soit présent à l’esprit des récepteurs, et pour que ceux-ci choisissent donc de l’utiliser comme un critère au moment de juger ce que les différents acteurs de l’actualité disent, font, proposent, promettent » (Derville g; 2013 :49)
Les contenus médiatiques façonnent nos catégories de perception et contribuent à construire la réalité de la peur, par le fait qu’ils amplifient et cristallisent les stéréotypes sociaux sur un islam violent et intolérant alors qu’aucune religion dans son fondement ne préconise la destruction de l’autre. Il s’agit là d’une forme de terrorisme médiatique qui consiste à fabriquer des héros, des salauds, des délinquants sous un angle particulier. Ainsi l’information sur le terrorisme peut être tronquée, fantasmée en fonction des stéréotypes, des préjugés ou de la crédulité des journalistes.
« Le traitement médiatique du terrorisme islamique en Russie est ainsi très différent de la présentation de ce même terrorisme quand il frappe des Occidentaux. Quand il frappe des Russes, il est tout simplement excusable ». (Le Gallou, J-Y ; 2013 :101). L’objectif de cette désinformation est de diaboliser les Russes et d’excuser, sinon d’angéliser les terroristes.
De cette manière, les médias restreignent les limites de la pensée en exerçant sur les publics son terrorisme linguistique avec des mots subliminaux (qui suggèrent des effets de répulsion ou d’approbation), des mots marqueurs (qui expriment l’idéologie dominante), des mots sidérants (destinés à empêcher toute pensée critique), des mots trompeurs (l’oxymore qui consiste à associer deux termes de signification contraire : développement durable, islam radical, discrimination positive, journaliste indépendant, Commission Électorale Nationale Indépendante (CENI).
Les mots sidérants sont des mots terroristes destinés à empêcher toute réflexion critique. Ils sont utilisés pour disqualifier les personnes et les idées qui vont à l’encontre de l’idéologie dominante. La morale des médias est devenue élastique et utilitaire engendrant une nouvelle race de terroristes, les médias gogues. Par un flot incessant d’images et de bruits, ils confisquent la démocratie, propose l’exubérance irrationnelle, l’exhibitionnisme, l’impudeur et tuent la raison dans le peuple, tout comme les terroristes tuent les citoyens.
Cela dit, la posture journalistique n’est pas simple. Si les médias affrontent la violence en faisant corps avec la société et l’Etat, ils se situent dans la logique de discours du pouvoir et peuvent avoir du mal à faire entendre leur voix propre. Si, au contraire, ils décident d’adopter une posture discursive plus autonome, conforme à la mission critique revendiquée comme fondatrice de leur exercice en démocratie, ils peuvent se retrouver en position difficile tant face aux autorités que face à la société.
En période de recrudescence d’insécurité, la pression sociale et politique devient pesante sur le traitement journalistique des informations au point d’imposer aux médias une certaine connivence avec la pensée dominante. De fait, la marge de manœuvre des journalistes se trouve réduite par l’auto censure de peur d’être accusés de se placer en porte-à-faux de l’opinion nationale, en jouant le jeu des terroristes au détriment d’une action des pouvoirs publics en phase avec la société.
Complices des terroristes ou agents de l’Etat, les médias sont au cœur des crises terroristes qui surviennent en démocratie. La médiatisation des actes terroristes comporte des risques induits à la scénarisation ou la théâtralisation de ces phénomènes mais comment pratiquer l’autocensure sans censurer les faits et sans violer les règles professionnelles, sans déformer délibérément la réalité ?
Quel traitement journalistique de l’information en temps de crise ?
Les médias sont des acteurs à part entière pendant les crises pour les raisons suivantes :
– du statut d’observateurs ils deviennent engagés par la force des choses
– les journalistes dans ce contexte pratiquent l’autocensure
– l’excitation des hommes et femmes de médias devient perceptible
– l’affrontement de plusieurs courants d’idées apparaît rendant l’espace médiatique conflictuel
En pareille circonstance, le traitement de l’information doit être axé sur la défense et la protection de la démocratie
– Les médias sont utiles à la démocratie
– garantir le droit du public à l’information en tout temps et en tout lieu
– faire comprendre aux populations les différents enjeux de la crise
La spectacularisation des faits terroristes
– la couverture médiatique engendre la théâtralisation, la scénarisation et la dramatisation des événements, suscitant passion et émotion au niveau des populations
– Un rôle important des médias dans la circulation de l’information qui amène à voir les médias comme les acteurs premiers de l’effet amplificateur du phénomène
– la nervosité des acteurs en présence qui développent chacun un prisme déformant de la réalité : gouvernants, services de sécurité, organisation de la société civile, journalistes
– l’espace médiatique est une tribune pour tous les acteurs sociaux entrainant un enchevêtrement des repères pour l’analyse
– les reportages sur les enterrements des victimes suscitent beaucoup d’émotions en permettant à la population de suivre ces événements, de les vivre dans un esprit de proximité géographique.
– Les médias dans ce contexte ne sont plus observateurs, ils glissent facilement vers le statut de témoins engagés voire partisans d’une réalité construite.
– Ils deviennent souvent objet de critiques sévères de la part des acteurs sociaux et politiques, chacun projetant sa vision et ses fantasmes.
Témoins, les médias témoignent et donnent existence et crédibilité aux discours véhiculés sur le terrorisme
– En actualisant certaines prises de position, le journaliste participe à la définition des enjeux sociaux sur ce phénomène du terrorisme
Au regard de tout ce qui vient d’être dit, si le terrorisme a eu des répercussions mondiales, c’est à cause des médias. Si la crise implique aujourd’hui les acteurs de la société, c’est à cause des médias, si la crise a l’ampleur qu’elle connaît, c’est encore à cause des médias
La dualité des rôles d’observateur et d’acteur pratiqués en même temps par les journalistes dérange les autorités et remet en cause la sacro-sainte neutralité des journalistes. Ce qui les expose à de multiples critiques qui viennent d’ailleurs de leurs propres pairs.
En guise de conclusion
Alors que faut-il faut faire dans cette problématique du traitement de l’information journalistique sur le terrorisme ?
- Dans le feu de l’action, se soucier de qui diffuse l’information et quels intérêts sont liés à la circulation de cette information.
- Eviter de communiquer trop rapidement certaines informations, tant qu’elles n’ont pas été vérifiées. Cette rapidité crée une atmosphère assez troublante chez les forces de défense et de sécurité
- Eviter de commettre des fautes liées au manque de rigueur intellectuelle et professionnelle ; dites-vous qu’après le feu de l’action viendra le temps de l’analyse –
- Faire preuve de modération dans le choix des termes dans le traitement de l’information sans être ni le porte-parole du gouvernement, ni le complice des auteurs du terrorisme.
- Ne pas nuire au travail des services de sécurité en diffusant des informations ou messages avant même que ces derniers n’en prennent connaissance.
- Ne pas oublier le devoir d’appliquer la théorie du contrepoids sur les sujets sensibles qui secouent la société, même quand les opinions convergent pour ne pas se laisser aveugler par sa passion.
- Le journaliste ne peut pas livrer une bonne information en période de crise, tant que le métier de journaliste n’est pas valorisé. Il faut donc une formation, voire une éducation de la société civile pour défendre le métier de journaliste.
- Il faut que les autorités du pays en crise mettent à la disposition de la presse nationale les mêmes données que celles communiquées aux médias internationaux.
- Enfin, Il faut que le journaliste se forme sur l’analyse des conflits pour qu’il joue pleinement son rôle dans l’exercice de son métier dans cette longue période de crise qui s’ouvre dans nos Etats du XXIème siècle.
Pr Serge Théophile BALIMA
LOME 15 mai 2019