Faire tourner ou non par pays le poste de gouverneur de la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (Bceao) suscite des agitations nationalistes et politiques légitimes en raison de l’envergure et des déterminants de la fonction.
L’opinion de l’auteur ne saurait refléter, ni de près ni de loin, la position de la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest où il a servi pendant 25 ans avant d’être à son propre compte comme Consultant depuis 15 ans.
Les lignes qui suivent proposent un examen des textes, pratiques et réformes (i), une lecture de la dévolution de facto du poste de gouverneur depuis un demi-siècle au même pays (ii), la nécessité de conditionner la rotation du poste de gouverneur (iii), notamment à l’expression avérée de la fidélité des Chefs d’État intéressés aux fondamentaux du vivre ensemble monétaire et solidaire, pour arriver au constat que le sujet de l’indépendance de la Bceao prime sur celui de la rotation du poste de gouverneur (iv).
Des textes, des pratiques et des réformes
À son africanisation au début des années 1970, le poste de gouverneur de la Bceao était prévu et ” organisé ” pour appeler dans la fonction, à tour de rôle, un ressortissant de chaque État-membre pour six (6) ans non-renouvelables. Le gouverneur, sous ces conditions de mandat, était assisté d’un vice-gouverneur et d’un seul nommé pour cinq (5) ans non-renouvelables.
En dépit de dispositions statutaires d’une clarté rédactionnelle limpide comme de l’eau de roche, ce schéma, reposant sur un mandat unique et tournant par pays dans l’ordre alphabétique, n’a pu être mis en œuvre ; il lui a été préféré dans la pratique une formule qui n’écarte pas le tour de rôle par pays mais autorise le renouvellement illimité du mandat de gouverneur et celui de vice-gouverneur.
Au fil des ans, des réformes institutionnelles ont entériné des pratiques en porte-àfaux avec les textes originels pour accoucher de dispositions d’une grande ambigüité diplomatique en ce sens qu’il n’y a plus de critère déclencheur du tour de rôle par pays, qui est maintenu nonobstant l’abrogation du mandat unique, ni de limitation du nombre de vice-gouverneur.
Le vice-gouverneur dans le dispositif managérial de la Bceao est statutairement un supplétif qui n’est opérationnel que quand le gouverneur est absent du pays du siège de l’institution ou indisponible ou veut bien lui déléguer une tâche. En dépit de cette condition d’intérimaire, le préposé à la fonction étant plus souvent oisif qu’appelé à la tâche, les statuts originels de la Bceao ont été révisés pour autoriser autant de vicegouverneurs que les États-membres peuvent en réclamer, du moins ceux qui s’estiment frustrés du gèle, suivi de l’abrogation du mandat unique par pays prévu originellement pour les fonctions statutaires de gouverneur et de vice-gouverneur.
La duplication du poste de vice-gouverneur ne résulte donc pas d’un souci de répartition de prérogatives ou de pouvoirs ni de problèmes managériaux en interne, car un vice-gouverneur n’est statutairement promu à rien d’autre à la Bceao que d’assurer un intérim le cas échéant. Elle est d’ordre politique, en substance pour calmer les nostalgiques du mandat unique par pays et à tour de rôle.
En résumé, l’abrogation du principe du mandat unique et la suppression de l’unicité de la fonction de vice-gouverneur sont les principaux dégâts collatéraux de l’absence de rotation du poste de gouverneur de la Bceao entre les États-membres.
Il ressort de ce qui précède que la direction de la Bceao, anciennement confiée à un directeur général français, puis à un gouverneur ivoirien après son africanisation, ne reflète pas seulement l’expression d’une participation égalitaire des États-membres au capital social de l’institution et d’une mutualisation de la gestion de leurs réserves de change. C’est aussi et surtout le reflet d’une volonté, d’une détermination et d’une capacité politiques résolues et permanentes du Chef de l’État, dont le gouverneur est originaire, à promouvoir et défendre un vivre ensemble monétaire et solidaire.
C’est en tenant compte de ces divers déterminants que la Bceao accueille et fait prêter serment un gouverneur qui, du reste, a besoin de métier pour animer une administration bien en place, depuis le transfert du siège de l’institution et son africanisation arrachés non sans difficultés à la France, et solidement formatée depuis la mise en œuvre dans la foulée des toutes premières réformes structurantes du vivre ensemble monétaire et solidaire de la décennie 1970 par son premier gouverneur Abdoulaye Fadiga.
De la dévolution de facto au même pays depuis un demi-siècle
Retrouver un ivoirien dans la fonction de gouverneur de la Bceao, avec une régularité de métronome depuis un demi-siècle, d’une part et d’autre part plus d’un vice-gouverneur dans l’organigramme de l’institution, n’est au demeurant conforme ni à la lettre ni à l’esprit des textes originels et ne relève pas non plus du hasard.
Cette jurisprudence est en partie la conséquence du leadership politique affirmé et hégémonique du président Félix Houphouët-Boigny de Côte d’ivoire dont le mantra était le vivre ensemble dans l’union et la paix (sous son leadership) et l’institution politique fétiche le “Conseil de l’entente“, plus que soixantenaire dépourvu d’éclat de nos jours. Il eut fort à faire avec le capitaine-président Thomas Sankara du Burkina, qui tenait vertement mais esseulé à la rotation du poste de gouverneur au profit du Niger dans l’ordre alphabétique de l’époque ; Houphouët-Boigny triompha de ce combat inégal de Sankara en imposant un statu quo bémolisé avec un deuxième poste de vice-gouverneur créé, en veux-tu voilà, pour le Niger du général-président, ministre de l’intérieur et ministre de la défense Seyni Kountché. L’unique poste de vice-gouverneur d’alors, avant la création d’un second pour le Niger, était tenu et fut conservé par le Burkina ; ce pays laissa toutefois des plumes dans cette joute en perdant la présidence de la Banque ouest africaine de développement (Boad) dont le lancement fut assuré avec métier par un burkinabè dans les fonctions de premier président de l’institution.
La dévolution de facto du poste de gouverneur à la Côte d’Ivoire est aussi le résultat de l’hypocrisie politique des Chefs d’État qui mésinterprètent les textes et installent une jurisprudence, à travers des décisions ad hoc pro intérêts particuliers, avant de crier à hue et à dia leur désaccord en public. Le président Blaise Compaoré du Burkina, alors président en exercice de l’Umoa, faillit ainsi choper, au profit de son compatriote installé dans un long et opportuniste intérim de la fonction de gouverneur, le poste à la Côte d’Ivoire du président Laurent Gbagbo en extrême difficulté politique.
C’est pourquoi, force est de reconnaitre que le poste de gouverneur de la Bceao en étant de facto dévolu à la Côte d’Ivoire est en phase avec les dispositions à géométrie variable en vigueur issues de convenances entre Chefs d’État ; ces convenances autorisent les renouvellements de mandat autant que le tour de rôle par pays. En l’état, la Côte d’Ivoire surfe sur le renouvellement des mandats, autorisé par les textes en vigueur, sans explicitement dévoyer le principe de rotation par pays du poste de gouverneur.
Dévolu de facto à la Côte d’Ivoire, le poste de gouverneur de la Bceao n’est pas non plus représentatif de ce pis-aller de solution alternative consistant à répartir par pays, comme un succulent gâteau, les responsabilités au sein des institutions et organes de la sous-région Umoa d’une part et d’autre part, les lieux abritant les sièges sociaux ; une telle répartition non écrite des hautes fonctions (entre politiciens au mépris de la société civile), souvent mise en discussions au sein de l’Union monétaire ouest africaine, laisse toujours un goût d’iniquité puisque ce sont les mêmes qui se servent en premier là où ça compte.
Enfin, un même pays dépositaire de cette fonction de gouverneur de la Bceao, primordiale pour les économies des États-membres, n’est pas la meilleure expression de solidarité envers le vivre ensemble tel que défini par les textes de l’Umoa dont les institutions et modes opératoires sont organisés sur le principe d’un pays une voix et sur celui d’une mutualisation des réserves de change confiées à une banque centrale, non pas fédérale, mais unique et unitaire.
De la nécessité de conditionner la rotation du poste de gouverneur
Faire tourner le poste de gouverneur par pays ne met pas pour autant la Bceao à l’abri d’un aventurier promu par voie de clientélisme ou de népotisme qui décrédibiliserait son prestige mis à mal ces dernières années. Cette institution majeure est de loin la plus importante et le socle de l’Umoa dont le traité est à l’origine de son statut d’établissement public international. Faire tourner tous azimuts le poste comporte ces dernières années un risque énorme qui soumet cette prestigieuse et complexe fonction de gouverneur à la roulette russe.
Par ces temps en effet, ponctués d’infidélités voire d’irresponsabilités de certains tenants du pouvoir d’État à l’endroit du signe monétaire émis par leur propre banque centrale, il vaudrait mieux encore que le gouverneur soit choisi par un pays qui convainc sur le plan macroéconomique et renouvelle de mille manières sa foi en l’Umoa et en ses dispositions-clé. Une telle option est infiniment préférable à celle d’un pays qui hérite de la fonction avec comme seul mérite l’ordre alphabétique mais dont les dirigeants sont des produits de coups d’état ou des incapables notoires pour insuffler une âme au Conseil National du Crédit (CNC), en tant qu’organe national de la Banque Centrale, et a fortiori, incapables de promouvoir l’économie nationale et le progrès social chez eux.
Depuis plusieurs années, faire tourner parmi les pays-membres le poste de gouverneur de la Bceao serait une voie royale pour installer du désordre dans la fonction via un de ces inconstants et opportunistes politiques dont la fidélité aux valeurs cardinales de l’Umoa, la connaissance des b.a.ba de son traité soixantenaire et la propension à promouvoir le délicat vivre ensemble monétaire et solidaire seront recherchées en vain à la loupe. La corruption et les coups d’état, qui perturbent la gouvernance publique dans la sous-région et empêchent certains États de faire des résultats socioéconomiques probants, recommandent que l’option consistant à faire tourner par pays le poste de gouverneur de la Bceao (et de vice-gouverneur) soit mise en stand-by.
L’indépendance de la Bceao, plus préoccupante qu’une rotation du poste de gouverneur
Avant que la rotation par pays du poste ne remonte comme question qui fâche, bon vent au 6e et nouveau gouverneur ivoirien de la Bceao qui devrait sans doute achever le mandat de son prédécesseur, devenu vice-président de la République de Côte d’Ivoire.
Au demeurant, que le poste tourne par pays ou non ne saurait constituer un problème lancinant, puisqu’à l’arrivée du processus, quel qu’il soit, le destin appelle dans la fonction et dans l’absolu une et une seule personnalité redevable de loyauté envers la Bceao indépendamment de sa nationalité. C’est pourquoi cette problématique du poste de gouverneur qui tourne ou ne tourne pas par pays peut paraitre secondaire, relevant davantage du formalisme politique de la gouvernance de la Banque, que du fond, la vraie préoccupation étant celle de l’indépendance de la Bceao et de son gouverneur. En zone Beac, où le poste de gouverneur était tenu récurremment par un gabonais, la rotation par pays est intervenue à un moment de grande fragilité politique du Gabon doublé de scandales financiers et divers actes de mauvaise gestion imputés au gouverneur gabonais en fonction qui fut limogé.
Dans l’Umoa, l’indépendance de la Bceao et de son gouverneur est rudement mise à mal, moins par le non-respect du principe originel de mandat unique par pays et davantage par les réformes institutionnelles de 2007/2008 qui associent ouvertement et inopportunément les Chefs d’État à la direction de la Banque ; auparavant, ces derniers avaient pour uniques prérogatives structurantes de décider des adhésions
(entrées) en qualité de membre de l’Umoa et ipso facto de ses institutions et organes ainsi que des départs (sorties) de l’Union. Ils sont autorisés depuis 2008 à répondre de questions techniques, ce qui explique en partie les déclarations publiques dommageables dont se sont fendus certains ou qu’ils continuent d’entretenir.
Rotation du poste ou pas, la Bceao a besoin d’un gouverneur défenseur ardent de son signe monétaire, proposé par un État-membre dont les performances économiques sont convaincantes et capable d’assurer la compatibilité des volets politique et administratif de sa mission, c’est-à-dire le vivre ensemble monétaire et solidaire dans le strict respect des dispositions statutaires de l’institution. Sa solidité est en outre subordonnée à la clarté de l’engagement des pays-membres, notamment ceux abritant son siège social et de provenance de son gouverneur.
Vilévo DEVO