Un jour, je raconterai plus longuement Ferdinand Mensah Ayité, dans un livre. En entendant, vu l’occasion que j’ai eue de le côtoyer pendant des années et de partager d’intenses années professionnelles avec lui, je voudrais, en cette occasion comme l’histoire nous en offre rarement, partager quelques témoignages.
Au soir du 16 novembre 2023, alors que se déroule à New York, la cérémonie de remise du Prix international de la liberté de la presse, je m’imagine, durant un vol qui m’amenait à Johannesburg, pour la conférence africaine du journalisme d’investigation, tous les détails de la cérémonie. J’ai eu l’occasion, quelques semaines seulement auparavant, à Paris, de faire quelques courses relatives à ce voyage, avec l’une des célébrités de cette magnifique soirée de gala, Ferdinand Ayité.
A cette tribune de New York, c’est tout simplement un moment d’histoire. Jamais un journaliste togolais n’a atteint ce niveau de reconnaissance pour son travail journalistique. Seul journaliste africain sélectionné, pas seulement au Togo, mais dans toute l’Afrique, pour recevoir le trophée du Prix international de liberté de presse 2023, Ferdi, ainsi que je l’appelle, a “replacé le Togo sur la carte du monde” comme me le confiera quelques jours plus tard, en Afrique du Sud, Angela Quintal, responsable Afrique du Comité pour la Protection des Journalistes (CPJ), organisateur de la cérémonie.
J’ai connu Ferdi autour de 2008, ou un peu avant. On s’est rapproché davantage lorsqu’on s’est retrouvé dans une même rédaction pour laquelle je travaillais et où il est arrivé, initialement pour faire la main quelque temps avant de se consacrer à son journal dont il venait d’avoir le récépissé. Finalement, son aventure a duré plus que prévu, jusqu’au jour de la présidentielle, début mars 2010. Lorsque tu as ce Ferdinand dans ta rédaction, avec une impressionnante capacité à te produire vite fait et bien fait une analyse politique pointue, pourquoi le laisserais-tu partir de si tôt ?
En mars 2010, cela fait déjà deux mois que j’ai aussi quitté notre ancienne rédaction. Ferdinand et moi, nous sommes retrouvés pour nous occuper proprement de L’Alternative, journal, dont il avait eu le récépissé et qui, jusque-là, ne sortait que sporadiquement, au gré de nos disponibilités. L’Alternative se lance ainsi sur un marché où il y avait déjà de gros titres de la presse, des plumes connues, des noms établis. Un célèbre éditeur de la presse à Lomé, vu notre potentiel, nous a approchés et promis son soutien. C’est cela tout le capital dont nous disposons. Nous sommes sûrs de pouvoir apporter notre contribution à l’industrie de l’information locale. Plusieurs confrères vont se joindre à nous au fil des années. Deux fois dans la semaine, la rédaction se retrouve dans un studio sans fenêtre, où sont disposés quelques chaises et tables, ventilé où il fait néanmoins, à la mi-journée, une chaleur d’enfer, au fond d’une modeste maison située sur la rue Amemaka-Libla de Bè-Bassadji, qui a été témoin de l’histoire de presque tous les grands journaux privés du Togo.
Très vite, L’Alternative devient un acteur majeur de la presse. Les journaux étaient très attendus, les interventions de Ferdinand sur les radios locales sont devenues incontournables. Rappelez-vous, je vous parlais plus haut de son sens d’analyse. Sa petite voix dominait tous les grands débats politiques dans lesquels il était invité sur les différentes chaines radios locales. Le Togo redécouvre ainsi, dans un nouveau rôle, l’un de meilleurs analystes politiques, qui déjà, dans une première vie, sous Gnassingbé Père, participait à des débats politiques sur les médias en tant qu’activiste. Ferdinand est devenu la principale voix indépendante, élaborée et critique, intègre de la presse. N’a-t-il pas donné comme devise au journal, citant Montreal Gazette, que “l’atout essentiel d’un journal est son intégrité, difficile à atteindre mais facile à perdre”.
Cependant, tout cela a un prix. Dans un pays où faire du journalisme indépendant devient un affront et considéré comme une déclaration de guerre aux puissants, évidemment L’Alternative et particulièrement Ferdinand Mensah Ayité sont devenus une cible à abattre. C’est là l’envers du décor. Le prix à payer, un prix qui peut être très lourd. Alors que les pseudo-journalistes flagorneurs de tout acabit mènent leur vie d’insolence, alimentés par le régime et ses soutiens dans les milieux économiques, on devrait se contenter, à L’Alternative, nous et nos familles, d’une vie de privation. Parcourir la ville sur une moto, avec comme risque d’être percuté à tout moment par un “chasseur de prime”, rentrer du boulot les poches vides et aller confronter les besoins de nos familles, tomber malade et se contenter des breuvages traditionnels parce que totalement dépourvus. Faire face aux dettes qui s’empilent à la maison d’édition et à l’imprimerie. Et devoir constamment répondre à cette question : qu’est ce que vous gagnez à continuer un travail qui vous expose en permanence au danger mais qui ne vous permet pas d’avoir un minimum de revenus pour vos besoins primaires ?
Une scène m’est restée gravée dans l’esprit. Étant celui qui gérais la messagerie du journal, je reçois un jour un message du défunt Togocel, l’un des plus gros annonceurs du pays. Le message, surprenant, nous invite à venir récupérer une commande de publicité. Les entreprises publiques, ce n’est pas un milieu où les managements aiment un média d’investigation comme L’Alternative. On se permet d’ailleurs de refuser des contrats où étaient malicieusement glissées des clauses de compromission, comme ce fut le cas avec Togocom, la société mère de Togocel. Le message de Togocel est donc suspect mais je me présente au moment venu à l’adresse indiquée : un agent qui me reconnaît tout de suite est surpris de me voir. Il me demande si nous avons reçu, nous aussi, le message. À ma réponse “oui”, il réagit, presque en murmurant, qu’il y a dû avoir une erreur, mais qu’il va vérifier. Le temps de la vérification, je vois passer devant moi, d’illustres inconnus, se réclamant de journaux qui ne paraissent peut-être qu’une ou deux fois l’année, et qu’évidemment, personne ne lit. Eux tous passent récupérer le bon de commande pour relayer la publicité de Togocel. Cette scène m’a profondément choqué et révolté. Pourquoi ? Dans le paysage médiatique togolais, il y a certains journalistes et médias qui choisissent de se mettre au service du régime, jouer les avocats du diable, relayer les propagandes politiques, défendre les prévaricateurs. Parmi eux, certains sont relativement réguliers, assurent une certaine présence, alimentés par les milieux que vous devinez. Avec ces derniers, vous pouvez au moins accepter débattre. Il y en a d’autres, de purs inconnus, n’ayant rien à avoir avec le journalisme, mais dotés mystérieusement d’un numéro de récépissé de journal, avec lesquels vous n’oserez même pas discuter. Dans ce bureau de Togocel, dans l’attente de la vérification du statut de l’invitation du journal probablement le plus lu de l’époque, je vois passer de tout et n’importe quoi. Sans surprise, l’agent revient me confirmer que notre invitation à nous était une erreur. Je ne suis pas tant déçu de ne pas avoir reçu le bon de commande. Je suis plus choqué par comment l’argent public est dilapidé dans notre pays et par le niveau de bassesse que les pouvoirs publics et leurs extensions peuvent atteindre.
Une autre scène, cette fois dans une entreprise privée : une importante compagnie d’assurance prépare une campagne de communication. Elle choisit de s’associer aux médias d’Etat, à L’Alternative et à un autre média indépendant et d’autres médias privés proches du régime. Je rencontre fortuitement un responsable de l’entreprise qui m’expose leur plan mais il me précise que la réflexion était toujours en cours à leur niveau pour éviter tout ce qui va les exposer à la colère du gouvernement. A l’approche du lancement de leur campagne, on s’est revu et il a dû me présenter ses excuses, qu’ils vont devoir se passer complètement de nous, malgré le fait qu’ils respectent et admirent notre travail et reconnaissent notre audience, ils n’ont pas réussi à trouver la formule qui nous inclurait parmi les supports de leur campagne, sans prendre de risque.
Non seulement, vous êtes privés de ressources par les démembrements de l’Etat, mais aussi intimident-t-il les autres acteurs économiques surtout privés pour ne pas s’approcher de vous. Objectif, vous étouffer à mort, vous tenir par la gorge et vous contraindre à la disparition. Arrivés à ce moment, seuls quelques rares tiennent. C’est à ce “jeu” que sont pris beaucoup d’autres journalistes et médias. Et si la privation économique, qui par ailleurs provoque un désastre social autour de vous, seule n’arrive pas à vous atteindre, le régime associe d’autres méthodes encore plus cyniques : les campagnes de dénigrement, de menaces. Je me demande toujours si quelqu’un au Togo a subi autant d’harcèlement numérique que Ferdinand Ayité. Depuis des années, le régime a lâché une horde de ses web-activistes aux trousses de ce dernier. De quel nom, ne l’ont-ils pas traité ? Quel montage photo horrible ils n’ont pas fait pour démolir son image. Je n’oublierai jamais celle d’un massacre sanglant qu’un activiste du régime a utilisé pour illustrer une de ses publications dans laquelle il cite Ferdinand, estimant qu’il finirait potentiellement ainsi. Et que dire de toutes ces publications sur sa famille, etc. Il faut être un Ferdinand, pour survivre à toutes ces pressions sans sombrer dans une grave dépression.
Au Togo, les militants de l’opposition peuvent parfois être solidaires des journalistes persécutés. Ferdinand est l’un des rares à avoir été la cible et du pouvoir et de certains partis majeurs de l’opposition, parce qu’il ne se privait pas de dire ce qu’il pense de la gestion des uns sans être complaisant envers les autres qui prétendent les remplacer.
Si Ferdinand a pu obtenir une reconnaissance internationale que personne d’autre n’a eue avant lui au Togo, c’est aussi parce qu’il a pu être résilient face à des situations auxquelles personne d’autre n’a résisté avant lui.
Allez dire à ce colonel, tristement célèbre pour ses méthodes de torture, que le “petit journaliste” qu’il a passé le temps à intimider, est devenu une icône mondiale de la liberté de la presse.
Venu d’un “petit” pays d’Afrique de l’Ouest, armé de “son journalisme d’investigation audacieux”, pour citer l’ambassade des Etats Unis, Ferdinand a pu replacer le Togo sur la carte du monde. Une distinction qui a dû déplaire à certains, mais restera gravé dans l’histoire du journalisme togolais et africain, plaçant la barre à un niveau que des générations de jeunes journalistes togolais devront désormais se battre pour atteindre ; ou dépasser.
Maxime Domegni