La question renvoie à la pertinence ou non du financement désintermédié. Ordinairement en Afrique l’on est pro financement intermédié (avec les banques) et plutôt prudent sur tout ce qui est bourse des valeurs mobilières ou assimilée à cause du volet spéculatif qui va avec.
En principe, quand il n’y a pas de banque, il n’y a pas de création monétaire et seule l’épargne disponible est recyclée dans les circuits économiques en dehors des apports en ressources financières des pouvoirs publics ; l’activité économique ne s’arrête pas mais elle ne tourne pas de façon optimale et peut même être grippée. Le crédit commercial ou crédit fournisseur, différent dans sa nature comme dans sa finalité, apporte peu à l’animation de l’activité économique et ne saurait en aucun cas remplacer le crédit bancaire.
Il n’en demeure pas moins que de nos jours, tenant compte des profondes mutations en cours dans l’environnement macroéconomique mais aussi des dernières grandes crises financières de 2007/2008, au moins trois constats s’imposent : le métier de banquier est en pleine mutation (i), les systèmes et moyens de paiement se démocratisent à grande vitesse (ii), l’État demeure l’investisseur/financier de premier et dernier recours (iii) y compris dans un modèle ultra libéral comme celui des États-Unis etc.
Le métier de banquier est en pleine mutation, poussé hors de son classicisme traditionnel de fournisseur de crédit direct à la clientèle par l’ampleur incontestable et de plus en plus croissante du phénomène de la désintermédiation. Aujourd’hui, dans les grands pays, les entreprises se financent plus facilement sur les bourses des valeurs mobilières et via des actifs non boursiers, mais tout aussi liquides, qu’il y a trente/cinquante ans. De plus en plus, sur les grandes places, le banquier ou tout intervenant qui lui est assimilé (Fonds d’investissement notamment), arrange le financement (entre le porteur de ressources et le demandeur) davantage qu’il ne met la main à la poche lui-même ;
C’est ainsi que la notion de banquier d’affaires, qui était au départ une pratique des milieux d’affaires anglophones pour qualifier le métier de bureau d’études apporteur d’affaires au banquier, se retrouve aujourd’hui un peu partout dans les usages. Présente dans les usages au sein de l’Umoa, la terminologie de banquier d’affaires n’est pas encore entrée dans son corpus juridique ; le législateur parle plutôt d’intermédiaire en opérations de banque (IOB), de société de gestion et d’intermédiation (SGI) etc.
Les systèmes et moyens de paiement se démocratisent en échappant à la Banque Centrale. De fil en aiguille, et c’est bien connu, la monnaie fiduciaire (billets et pièces) cède la place au chèque qui s’efface au profit de la carte bancaire, elle-même concurrencée par les cartes de paiement non bancaire (émises par la grande distribution et divers fournisseurs de biens et services pour fidéliser la clientèle), elles aussi en voie d’effacement devant les monnaies numériques ou cryptomonnaies, indépendantes du système bancaire par la magie d’internet etc. La grande inquiétude est cette tendance de plus en plus marquée à assimiler tous les actifs financiers hyper liquides et généralement spéculatifs à la monnaie et à les utiliser comme telle ;Tout dépendra de la capacité des banques centrales à discipliner ce mouvement de démocratisation des systèmes et moyens de paiement afin qu’il ne soit pas sauvagement multiplicateur de monnaie et du crédit. En effet, c’est la capacité des banques à user du multiplicateur de la monnaie et du crédit qui leur confère toute leur pertinence et spécificité dans le financement de l’activité économique ; si cette pertinence et cette spécificité ne sont plus de leur ressort exclusif, alors les banques ne serviraient plus à grand’ chose et en tout cas ne seraient plus incontournables dans le financement de l’économie.
Enfin, l’État est obligé de financer des services régaliens ou à tout le moins des services sociaux ; ce faisant, il se présente et demeure un investisseur et un financier de premier et dernier recours devant les établissements bancaires et surtout là où il n’y a pas de banque ;
A titre anecdotique à propos de l’État, investisseur et financier de services régaliens ou sociaux, l’exemple du Bénin d’une certaine époque est très instructif. C’est l’époque où feu le Président Kérékou du Bénin, dans ses délires marxistes-léninistes, a fini par naufrager l’économie béninoise ; l’activité économique locale a en effet progressivement cessé d’être financée par les banques qui ont fini par mettre à tour de rôle la clef sous le paillasson. L’économie locale ne s’est pas éteinte pour autant : elle est devenue dépressive, l’activité se poursuivant vaille que vaille selon un processus totalement désintermédié. Le cas béninois des années Mathieu Kérékou enseigne que sans banque ou des structures qui leur ressemblent, l’activité économique ne peut être stimulée de façon optimale ; il a fallu conduire de profondes réformes macroéconomiques inclusives de création de nouvelles banques.
La cryptomonnaie en Centrafrique ou le mirage de la bonne gouvernance
La Centrafrique a adopté la cryptomonnaie avec le Bitcoin comme monnaie de référence (pour ne pas ironiser, dans le rôle du dollar). Des députés de l’opposition ont voté contre, estimant qu’elle favorisera blanchiment d’argent et fraudes fiscales.
De la loi promulguée
La loi promulguée à cet effet ne comporte malheureusement, pour un texte juridique de cette importance, ni préambule pour comprendre ce qui est recherché via les dispositions nouvelles envisagées, ni visa pour s’assurer qu’un certain nombre de dispositions antérieures clefs, notamment dans le secteur monétaire, ont été revisitées. En lieu et place, il y a un communiqué dithyrambique, démagogique et ouvertement de propagande politique du Chef de l’État en personne ; c’est absolument regrettable comme pratique. Par ailleurs, le texte de loi est peu avare de coquilles et riche d’au moins un mauvais adressage dans les articles qui le composent ; comme quoi, peu de gens parmi les signataires l’ont sereinement lu ou ultimement relu (à l’Assemblée nationale comme à la Présidence de la République).
La Centrafrique est en zone monétaire Beac où un certain nombre de pratiques sont conduites en commun, dans le cadre d’un vivre ensemble monétaire, notamment la mutualisation des réserves de change et l’exclusivité de leur gestion confiée à la banque centrale. Dorénavant, le franc CFA émis par la Beac n’a plus la primauté du cours légal et libératoire mais est mis en concurrence avec d’autres moyens de paiements, émis en toute légalité, par des acteurs non bancaires.
En effet, la loi prévoit que les cryptomonnaies légalement reconnues ont cours libératoire, c’est-à-dire ne peuvent être refusées en paiement de biens et services. Elle précise à cet égard que « Tout agent économique est tenu d’accepter les cryptomonnaies comme forme de paiement lorsqu’elles sont proposées pour l’achat et la vente d’un bien ou d’un service” (fin de citation, Article 10). De même, “Toutes les obligations monétaires libellées en franc CFA existant avant l’entrée en vigueur de cette loi peuvent être payées en cryptomonnai » (Article 22). Et non des moindres, l’État garantit par la Banque Centrale, via la création d’un “Trust”, la convertibilité automatique et instantanée des cryptomonnaies en monnaie ayant cours légal en République centrafricaine (Article 23).
De ce qui précède
Mis ensemble, ce qui précède signifie a minima que la Centrafrique est dorénavant dotée de plusieurs monnaies ayant cours légal et libératoire sur le territoire national : d’un côté le franc CFA, un signe monétaire bancaire, et de l’autre, plusieurs types de monnaie électronique non bancaire. Toutes sont convertibles sans limitation, bien que les nouvelles venues de la famille des cryptomonnaies soient ouvertement des actifs spéculatifs.
Les acteurs centrafricains de la cryptomonnaie sont tenus de déclarer leurs gains, car ils en font, et sont assujettis au code général des impôts. En cela, les cryptomonnaies sont des produits financiers et non des signes monétaires bancaires, même si leurs échanges sont défiscalisés comme le prévoit la loi centrafricaine. C’est important de vulgariser ces aspects de la problématique auprès des contribuables car une monnaie, au sens classique de signe monétaire, ne peut faire l’objet de transaction ni ne peut rapporter de gain comme un produit, un bien ou un service, à peine que l’auteur ne tombe sous le coup de la rigueur de la loi. Il faut rappeler à ce propos que même ceux qui échangent de grosses coupures de billet de banque contre de plus petites et vice-versa, moyennant rétribution, sont en infraction.
En dépit de leur caractère d’actif financier fongible, la loi centrafricaine met pratiquement sur le même pied d’égalité les cryptomonnaies et les signes monétaires bancaires et, mutatis mutandis, en fait des alter égo et concurrents du franc CFA de l’Afrique Centrale.
C’est inutilement osé comme option pour une Centrafrique minée de manière endémique par l’instabilité politique, la mauvaise gouvernance et la corruption ; tous ces maux promeuvent, et c’est bien connu, la gabegie administrative et financière, les transferts illicites, le blanchiment de capitaux et autres trafics illicites et tout, sauf la croissance et le développement. Dans l’absolu, il ne s’agit donc pas d’entraver l’introduction et l’utilisation de monnaies électroniques non bancaires, mais de protéger le contribuable de dommages irréversibles endogènes aux fonctions d’intermédiaire des échanges et de réserve des valeurs des cryptomonnaies.
Des conséquences de la loi de Gresham
Malheureusement, l’implacable loi de Gresham risque d’embarquer la Centrafrique dans d’inutiles spirales monétaires et financières spéculatives : la mauvaise monnaie risque à la longue de chasser la bonne ou à tout le moins d’entraver son fonctionnement optimal, nous enseigne Gresham. La mauvaise monnaie, c’est celle venue d’ailleurs, à savoir les différents types de cryptomonnaie, et la bonne est le franc CFA local dans le cas d’espèce.
En effet, le franc CFA va être confronté à une situation de défiance encouragée par la teneur corrosive à ses dépens de la nouvelle loi centrafricaine sur les cryptomonnaies, notamment en ses articles consacrant leur cours légal et libératoire et leur conversion illimitée en devises via le franc CFA. Dès lors, la grande question que suscite le tout cryptomonnaie, option retenue en
Centrafrique, est de savoir ce qui a pu pousser les autorités à promouvoir des moyens de paiement risqués, comme le bitcoin, quasiment au même rang que le signe monétaire franc CFA émis par leur banque centrale. Il faudrait se résoudre à admettre, avec sincérité, que les problèmes déstructurants auxquels la Centrafrique est confrontée sont politiques et découlent essentiellement de la gestion chaotique depuis mathusalem du secteur réel et des finances publiques et pas du tout du secteur monétaire. Dans ces conditions, le tout cryptomonnaie s’avère un dérisoire pis-aller.
Vilévo DÉVO