Une lecture du Professeur Hermann Mawusse K. AKUE ADOTEVI
Enseignant-chercheur à l’Université de Lomé, Directeur de l’ISICA
La lecture d’un texte, notamment d’un écrit, place souvent le lecteur dans une tension entre les idées que portent l’écrit et celles qu’il suscite. Tout écrit est un tracé qui crée un écart (tracé lu à l’envers). Un écart double, une double absence : celle du lecteur pendant l’écrit et celle de l’auteur pendant la lecture. En cela réside la différance (à la Jacques Derrida) de tout texte. Et cette différance se comprend comme est un appel du connu à l’inconnu, un appel constitutif de la restance du connu.
La lecture du titre m’a fait penser à Nietzsche qui dans Ainsi parlait Zarathoustra fait les affirmations suivantes :
- « Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles ».
- « Ce qu’il y a de plus grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but. Ce que l’on peut aimer dans l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin ».
Il me semble que cet ouvrage de Mgr Barrigah-Bénissan tient entre ces deux affirmations.
L’autorité est en crise. Et cela est devenu la caractéristique de notre époque moderne et contemporaine. Le diagnostic est le même dans tous les domaines : tout se passe comme si nous vivons « le crépuscule de l’autorité, prélude à sa disparition prochaine », pour parler comme Pierre-Henri Tavoillot.
L’autorité est en crise certes ! Mais on ne continue pas moins de l’exercer.
Mais alors comment se comprend la crise en question ?
Ma lecture de « Crise d’autorité, Abus de pouvoir » s’articule, dans le sens de cette question, autour de trois points : 1. L’opportunité/la pertinence d’un ouvrage sur l’autorité en crise écrit par une autorité ; 2. Ce que je retiens de l’ouvrage ; 3. Mes interrogations.
1. L’opportunité d’un ouvrage sur l’autorité en crise écrit par une autorité
« Crise d’autorité, Abus de pouvoir » est écrit par une autorité, une autorité socialement reconnue comme telle et en plein exercice de son autorité.
De prime abord, qu’une autorité écrive sur ce qu’est l’autorité peut laisser croire à un désir ou à une stratégie savante pour mieux asseoir son ascendance sur les autres. Autrement dit, on peut y lire une posture autoréférentielle, consistant à parler de soi, à se désigner soi-même comme étant l’horizon de toute exemplification du sujet abordé. Ce qui serait contre-productif, notamment lorsqu’il est question de l’autorité.
Mais le titre de l’ouvrage me paraît suffisamment suggestif quant à la posture de l’autorité qui est celle de Mgr Barrigah dans cet ouvrage. Et c’est la notion de crise qui nous en dit davantage.
« Crise d’autorité, Abus de pouvoir ». Prêtons un peut attention à la formulation. Elle aurait pu être « crise de l’autorité ». D’une part, « Crise d’autorité » renvoie bien à l’idée de l’autorité en crise. Et dans ce sens, la crise réfère à une situation d’ébranlement de l’autorité, à la perte du pouvoir de l’autorité de se faire obéir, au discrédit qui l’affecte, à la non-reconnaissance de son exercice. D’autre part, « Crise d’autorité » réfère également à la conscience d’un malaise, d’une tension dans laquelle se retrouve l’autorité. Il s’agit d’une sorte de crise de nerfs qui affecte l’autorité. En ce sens, on peut être pris d’une crise d’autorité (piquer une crise d’autorité) et la conséquence en sera nécessairement l’abus de pouvoir.
Mais je crois qu’il importe d’avoir de la notion de crise une compréhension paradigmatique. Il y a crise d’autorité, certes, mais pas la fin de l’autorité.
D’après Thomas S. Kuhn, (dans sa Structure des révolutions scientifiques), la crise prend sa source dans la survenue de certains problèmes, notamment de certaines contradictions entre la théorie et les faits. Et elle devient profonde quand les contradictions ont raison du paradigme (ensemble d’indications acceptées qui orientent notre rapport à la réalité). La crise est donc une période de grande insécurité pour les savants.
Il en est de même de la crise d’autorité. Elle se manifeste par la survenue des contradictions. Mgr Barrigah-Bénissan parle d’un triste constat : l’abus de pouvoir qui trahit bien souvent un manque d’autorité. D’où l’autoritarisme ou le cléricalisme qui contredisent, dans les faits, l’autorité.
Mais comment sortir de la crise ? Thomas S. Kuhn dit que l’issue d’une crise est l’œuvre de ceux qui sont profondément plongés dans la crise ; le plus souvent d’un petit nombre ou d’une seule personne qui se distingue par sa maîtrise du présent et qui, fort de cela, a le droit, l’autorité d’interpréter le passé.
Tel est la posture de l’auteur de cet ouvrage. Qui mieux qu’une autorité pour nous parler de la crise d’autorité ? Pour parler comme le Eboussi Boulaga, Mgr Barrigah est un témoin radical de la crise d’autorité et c’est ce qui lui confère le droit, mieux l’autorité d’en parler, d’en réactiver le sens et l’efficace.

2. Ce que je retiens de l’ouvrage
« Crise d’autorité, abus de pouvoir ». Ce titre, comme je l’ai dit, est indicateur de la posture que prend l’auteur pour parler de l’autorité. Le contenu de l’ouvrage, quant à lui, traite moins de la crise d’autorité que de l’autorité elle-même. Certes, les multiples visages de la crise d’autorité se retrouvent dans tous les chapitres. Mais le premier chapitre qui traite formellement de la crise d’autorité, intitulé « L’autorité et ses crises », est le moins volumineux de l’ouvrage (6 pages à peine). Ce qui laisse voir que l’enjeu de l’ouvrage, c’est l’indication des pistes qui permettent de « corriger les conceptions erronées de l’autorité et du pouvoir ». Et cela repose avant tout sur la nécessaire clarification conceptuelle de la notion d’autorité. Qu’est-ce que l’autorité ?
L’autorité peut se définir, écrit Mgr Barrigah-Bénissan, comme « l’ascendance que l’on exerce sur autrui à cause du poids que l’on a ou de la connaissance que l’on détient ». Mais sa définition, il l’éclaire de la perspective de Hannah Arendt en précisant que cette ascendance se déploie sans pouvoir de coercition et sans besoin d’argumentation. Elle est sans force et sans persuasion. Elle s’oppose à la contrainte par la force et à la persuasion par arguments. L’ascendance dont il est ici question est donc celle qui se déploie comme capacité d’engendrement. Car elle s’enracine dans la sacralité et se manifeste par la hiérarchie.
Il y a, me semble-t-il, une intuition de type hégélien qui traverse l’ouvrage. L’autorité ne s’exerce jamais sans médiation, affirme Mgr Nicodème A. Barrigah-Bénissan. Elle est médiation et ne se déploie qu’en tant que puissance de médiation. Sans cela, elle devient autoritarisme et abus de pouvoir.
L’autorité ne s’affirme comme telle que si la conscience de soi de l’autorité passe par la reconnaissance de l’autre, par l’augmentation de l’autre. C’est pourquoi l’autorité doit, pour se saisir comme telle et être reconnue comme telle, se nier au sens hégélien du terme, pour se poser effectivement comme autorité. Mgr Barrigah-Bénissan dit bien que l’autorité s’articule avec l’obéissance et le service. Et cela se comprend dans un sens kantien comme le fait de promouvoir l’autre comme sens et portée de mon autorité et non comme assujettis et dépendants. Dit autrement, l’autorité n’est reconnue et donc ne se déploie comme pouvoir de se faire obéir que si elle se nie dans le service comme la médiation par laquelle elle s’affirme effectivement comme autorité.
La question qui se pose, dès lors, est celle-ci : comment une autorité peut-elle s’engager dans ce processus d’affirmation de soi comme autorité reconnue ?
La réponse de l’auteur est claire et sans équivoque. Le processus d’affirmation de soi de l’autorité est celui de la pratique des vertus par lesquels l’autorité se positionne comme garant du bien commun : l’exemplarité, l’humilité, la fermeté, la piété, la prudence. Vertus que l’on doit retrouver, naturellement, chez le père de famille, la famille étant le premier lieu naturel d’exercice de l’autorité.
Le mouvement dialectique que j’ai cru lire dans l’ouvrage de Mgr Barrigah-Bénissan se laisse également suivre à travers son organisation argumentative. Il m’a semblé que le cœur de l’ouvrage est le chapitre 7 intitulé « Autorité et obéissance : une théologie biblique ». Ce chapitre est le cœur de l’ouvrage parce qu’elle fait la médiation entre les chapitres 1 à 6 et le dernier chapitre 8 (le plus important en termes de volume, mais surtout, me semble-t-il, en termes d’accomplissement (au sens chrétien du terme). Tout se passe comme si ce chapitre est celui qui permet véritablement de comprendre l’autorité non seulement dans sa dimension humaine, mais surtout dans son ancrage sacré et dans son exemplification dans l’Église.
3. Mes interrogations
a. La crise d’autorité est vue au travers du prisme de l’abus de pouvoir. Et cela est bien vu. Mais ne peut-elle pas également se laisser lire au travers d’une crise d’obéissance. C’est bien ce qui est affirmé au tout début du chapitre 7. Ne devons-nous pas considérer, à juste titre, la crise d’obéissance, pour une compréhension synoptique de la crise d’autorité ? Dit autrement, l’exemplarité de l’autorité ou sa légitimité est-elle un déclencheur naturel d’obéissance ? Le père est bon certes, mais il a eu le fils prodigue. D’où la deuxième interrogation.
b. Le père n’est pas un expert, affirme Mgr Barrigah-Bénissan. Et cela se comprend du point de vue principiel. Mais le monde d’aujourd’hui, en tant qu’il est complexe et en accélération constante, n’impose-t-il pas au père de famille, non d’être un expert, mais tout au moins de recourir aux vertus/qualités de l’expert pour affronter l’éducation de l’enfant ?
c. Cette dernière interrogation est plutôt celle du chrétien laïc. Mgr Barrigah-Bénissan parle, dans l’ouvrage, de l’autorité du laïc. Mais que peut valoir une telle autorité en face de l’autorité d’un curé de paroisse ?
Ces interrogations sont pour prolonger la réflexion que suscite la lecture de cet ouvrage. Pour conclure, « Crise d’autorité, Abus de pouvoir » est un texte qui fait autorité, parce qu’il se laisse lire, non pas comme un dogme, mais comme un écrit qui se laisse explorer, en l’absence de son auteur, et qui ouvre à des réflexions ou interprétations insoupçonnables.
Akue Adotevi