Conférence inaugurale
Thème :
Crise économique et crise de la science économique : Une lecture africaine
Prof. Kako NUBUKPO
Doyen Honoraire de la Faculté des Sciences Economiques et de Gestion (FASEG)
Introduction
« Voici venu le temps du monde fini ». Ce propos de Paul Valery n’a jamais eu autant d’acuité qu’aujourd’hui, à l’heure où notre commune humanité semble ballotée au gré des crises multiples, climatique, sanitaire, agricole, politique et géopolitique. La principale caractéristique de ces crises qui sont différentes de par leur nature et l’échelle de leur appréhension est qu’elles convergent toutes vers une crise économique majeure. Cette dernière semble défier le discours de la stabilité séculaire que promeuvent depuis la chute du mur de Berlin, un certain nombre d’économistes, d’historiens et de politistes, au rang desquels il convient de citer Francis Fukuyama et son célèbre ouvrage « la fin de l’histoire : le dernier homme », ouvrage dans lequel il interprétait la chute du mur de Berlin et de l’URSS comme étant la fin de l’histoire, entendue comme fin des conflictualités majeures au sens hégélien du terme.
Les économistes spécialistes de croissance ont également façonné ces dernières années, le concept de « grande modération » pour caractériser ce qu’il leur apparaissait comme une longue période de stabilité et de croissance modérée que nous serions en train de vivre. On serait presque tenté de penser que les cycles économiques avaient disparu et que la pensée unique du marché avait définitivement pris le pas sur les vertus de la planification.
C’était sans compter la nature de la vie des femmes et des hommes sur cette terre, empreinte d’incertitudes, d’aléas et d’instabilités. Les cycles économiques sont consubstantiels à la marche de la nature et à l’activité humaine. La bible nous en donne un exemple édifiant dans le livre de la genèse. En effet, l’interprétation que fit Joseph du songe du pharaon relatif aux vaches maigres et aux vaches grasses fut la première représentation connue du caractère cyclique des activités économiques : les cycles haussiers succèdent aux cycles baissiers et inversement. Ainsi, les phases de prospérité succèdent à celles de crise. Nous pouvons dire qu’en cette année 2022, nous sommes dans la phase baissière du cycle, une phase de dépression, une période de crise.
La présente conférence inaugurale porte sur la manière d’articuler l’impératif de réponses urgentes et pragmatiques à la crise économique africaine et mondiale actuelle, à la nécessité de refonder une science économique en crise, dans le souci d’éclairer la collectivité sur les solutions durables.
Il s’agit d’une ambition qui est au fond à la base même de la science économique, dont l’objectif est l’allocation des ressources rares. C’est en effet parce que les ressources sont rares qu’on parle d’économie. S’il n’y avait pas de rareté des ressources, on ne parlerait pas d’économie. Et la situation africaine est très intéressante à cet égard, car elle renvoie à trois transitions qui sont autant de défis à relever pour opérer les transformations structurelles dont l’Afrique a besoin. J’y reviendrai.
Pour l’heure, il y a urgence car nous devons apporter une contribution décisive à la co-construction de la résilience de l’Afrique de l’Ouest et du Sahel confrontés à la crise alimentaire et nutritionnelle la plus grave depuis plusieurs décennies.
Cette addition de crises convergeant vers une crise économique majeure et les transitions qui la détermine feront l’objet de la première partie de mon exposé.
Les réponses mobilisées à l’heure actuelle sur les plans africain et international remettent singulièrement en cause la pertinence des solutions traditionnellement préconisées par l’orthodoxie économique, accroissant ainsi la réalité ou a minima l’impression d’une crise de la science économique. L’impressionnant éclatement de la discipline économique, fruit de la division croissante du travail entre les économistes, réduit la capacité de ces derniers à proposer des solutions globales à une crise globale. Comment cette science économique en crise pourrait-elle s’appuyer sur la crise économique actuelle pour amorcer sa refondation et renouer avec sa tradition première d’économie politique, tel sera l’objet de la seconde partie de mon exposé.

- Crise économique et transitions : l’urgence africaine
Nous sommes de toute évidence à la veille d’une famine majeure en Afrique de l’Ouest. Si sa manifestation médiatique fera penser aux images poignantes d’enfants sahéliens affamés et moribonds dans le contexte des grandes sécheresses de 1975-76, puis du milieu des années 1980, ses déterminants sont tout autres car nous assistons cette fois-ci à une multiplicité de causes dans un contexte d’une pluralité de transitions en cours.
- Une addition de crises mortifères pour l’Afrique de l’Ouest
Ce sont environ 40 millions de personnes qui seront affectées pendant la période de soudure en cours de mai à septembre 2022 si aucune mesure de soutien n’est prise en faveur des populations affectées. Ceci constitue une menace sérieuse pour la région en plus des nombreux enjeux auxquels elle fait déjà face. La profondeur de cette crise exceptionnelle qui touche les populations urbaines périurbaines et rurales de tous les pays membres est aggravée au Sahel. Elle est imputable à des facteurs multiples comme, l’insécurité civile avec le terrorisme et les conflits intercommunautaires, la baisse de la pluviométrie due au changement climatique entrainant l’abandon des champs et le déplacement massif des populations et les impacts de la pandémie de la COVID19.
De plus, la région subit également les conséquences de la guerre russo-ukrainienne avec notamment la hausse des prix du pétrole et des denrées alimentaires. Ceci a engendré des perturbations majeures dans les chaines d’approvisionnement des marchés internationaux du gaz, du pétrole, du blé, et des engrais. Ce qui davantage a aggravé les tensions inflationnistes sur tous les marchés dans tous les pays membres et particulièrement dans le Sahel. La hausse des prix toute l’année 2021 s’est davantage aggravée depuis fin février 2022.
Par ailleurs l’engrais qui avait déjà connu durant toute l’année 2021 des niveaux de prix très élevés avec l’urée et les engrais composés NPK dont les prix avaient été multipliés par deux, est fortement impacté par la guerre en Ukraine.
En guise d’illustration, la tonne d’urée est passée de 510$ en juin 2021 à 960$ en mars 2022 ; les engrais phosphatés sont passés sur la même période de 675$ la tonne à 950$. Enfin, la tonne de potasse est passée de 235$ en juin 2021 à 800$ en mars 2022, soit une multiplication par quatre !
Pour faire face à cette situation, diverses initiatives ont été lancées à l’instar de celle de la CEDEAO avec l’UEMOA, la BIDC et WAFA pour promouvoir les achats groupés.
Il convient de poursuivre notre travail de construction de solutions pragmatiques entre d’abord de gros producteurs d’engrais de la région (Dangote,, INDORAMA, ICS etc..) et des Blinders/Mélangeurs dans nos pays pour organiser des achats groupés d’urée et d’engrais NPK produits dans la région, de mobiliser le système bancaire (BIDC, BOAD, BAD, Banques commerciales) dans les pays et la région pour accompagner le secteur privé avec le soutien concret des gouvernements. Ceci permettrait de sauver ce qui pourra l’être de la campagne agricole en cours et d’accompagner la contresaison et les cultures de décrue 2022. Avec le même dynamisme, il faudra travailler ensemble pour préparer les prochaines campagnes agricoles 2023/2024 et au-delà, avec l’appui des institutions financières régionales (BAD, BOAD et BIDC) afin de soutenir la production endogène des engrais, réaliser des infrastructures logistiques de stockage et de transport, faciliter les transactions dans la région, développer les mécanismes de subventions en donnant le maximum de signaux pour permettre aux producteurs d’avoir accès aux engrais.
Nous devons enfin travailler à la recherche de solutions durables pour renforcer la chaine de valeur de nos principales filières de productions vivrières ( riz, mais, mil , sorgho, tubercules avec le manioc, l’ignane, la patae douce, la pomme de terre, etc…) , favoriser les transactions transfrontières entre zones excédentaires et zones déficitaires dans nos pays et entre pays, en vue d’atteindre une autonomie collective et être capable de nourrir nos populations, actuellement en proie comme vous le savez, à d’importantes transitions, que nous allons exposer dans la seconde section de cette première partie.
- Les trois transitions africaines
La première transition, qui à mon avis va être l’élément déterminant des prochaines décennies en Afrique, est la transition démographique. Je n’ai pas l’impression que le reste du monde se rend vraiment compte de ce qui se passe en Afrique du point de vue de la transition démographique. Elle est très lente ; dans un pays comme le Niger, on est encore autour de 8 à 10 enfants par femme. Le taux de croissance démographique atteint en Afrique 2,8%. Cela équivaut à une population dont la taille double tous les vingt-cinq ans. L’Afrique est le seul continent au monde à avoir ce type de configuration.
Historiquement, les pays industrialisés ont connu une transition des zones rurales vers les zones urbaines, découlant du phénomène d’exode rural. Mais en Afrique, on observe une augmentation concomitante de la population rurale et de la population urbaine. Par conséquent, la pression que la démographie exerce sur les ressources naturelles en Afrique est gigantesque. En Afrique de l’Ouest, on compte aujourd’hui 400 millions d’habitants et nous serons plus d’un milliard en 2050. A cette date, la population africaine comptera deux milliards de personnes.
Comment gérer une telle croissance démographique avec des systèmes économiques qui ne créent pas d’emplois ? Nous savons que d’ici 2040, nous aurons besoin de 650 millions d’emplois supplémentaires pour absorber l’offre de travail de la jeunesse africaine. Or, dans l’état actuel des choses, nous ne voyons pas comment ces centaines de millions d’emplois nécessaires pourraient être créés. Ce problème concerne en priorité les sociétés africaines, mais il s’agit d’un enjeu mondial. Malgré les discours anti-immigration qui prospèrent en Europe, il n’est pas possible d’empêcher les gens de vouloir survivre ; on ne peut pas les obliger à mourir en silence là où ils vivent. Il s’agit par conséquent d’une question mondiale, même si cela peut donner l’impression qu’elle est spécifiquement africaine. L’instabilité de l’Afrique engendrerait l’instabilité du reste du monde.
La deuxième transition africaine est la transition écologique. Lorsque j’étais ministre de la prospective et de l’évaluation des politiques publiques, j’ai eu la charge de la vision « Togo 2030 ». Comme vous le savez, Lomé, qui est une ville côtière, perd cinq à dix mètres de terres chaque année du fait de l’avancée de la mer sur les terres. Or Lomé abrite 40% de la population togolaise (sur 10 % de la superficie du territoire togolais). Dans le même temps, le réchauffement climatique fait que les populations descendent du Sahel vers les forêts humides et les mangroves, ce qui fait que les populations sont prises en étau entre l’avancée de la mer et le réchauffement qui fait que les populations se déplacent plus au sud du pays. Ce phénomène engendre de graves problèmes de cohabitation entre les populations allochtones et les populations autochtones, entre les pâturages, les fermiers et la petite agriculture familiale. Les enjeux écologiques posent ainsi de sérieux problèmes qui ne sont pas des problèmes à affronter dans vingt ou quarante ans ; il s’agit de problèmes à résoudre dès aujourd’hui.
La troisième transition que l’Afrique doit opérer est fiscale. La transition fiscale est importante car elle concerne les politiques publiques. Il faut que les États africains financent des processus de développement durable. Au niveau de la transition fiscale, une des principales sources de recettes des Etats africains était les droits de douane – ce qu’on appelait autrefois la « fiscalité de porte ». Toutefois, la multiplication d’accords de libre-échange signés depuis quarante ans par les pays africains avec le reste du monde implique un désarmement tarifaire : les recettes douanières diminuent au fur et à mesure que les tarifs douaniers sont supprimés. L’Union européenne négocie ainsi depuis deux décennies des Accords de partenariat économique (APE) avec les pays ACP (Afrique, Caraïbe, Pacifique).
Le problème fiscal de ce désarmement tarifaire est que les Etats africains n’ont plus suffisamment de recettes pour financer les politiques publiques. Lorsque ces accords de libre-échange ont été signés, il était prévu que la baisse des recettes douanières serait compensée par l’augmentation des impôts directs engendrée par les créations d’emplois. Mais les choses n’ont pas évolué comme prévu. Près de 80% de l’activité économique est populaire, souvent informelle. Les économies africaines, dépendantes des exportations de matières premières à faible valeur ajoutée, génèrent une croissance économique qui produit très peu d’emplois formels. La majorité de la population travaille dès lors dans le secteur informel ou l’agriculture de subsistance, sans contrat de travail formel et sans prélèvements obligatoires.
Par conséquent, les Etats africains ne disposent pas de suffisamment de ressources issues des impôts directs sur les revenus du travail. L’Afrique est en outre victime de l’évasion fiscale des multinationales et des fuites de capitaux. Sans parler de la fiscalité environnementale qui est inexistante, mais qui serait pourtant utile pour tenir compte de l’impératif de préservation de la biodiversité et des écosystèmes africains. Il en résulte que l’Afrique est une nouvelle fois prise en étau ; elle a perdu une bonne partie des recettes issues des tarifs douaniers, mais cela n’est pas compensé par une augmentation de la fiscalité directe sur les revenus du travail.
Certes, le consentement à l’impôt est lié à beaucoup de facteurs. Mais aujourd’hui en Afrique, la base fiscale des Etats est très étroite, du fait du très faible taux d’emplois formels. Seule la petite classe moyenne urbaine contribue, et avec des taux très élevés. Il faudrait au contraire disposer d’une assiette large et de taux faibles, mais à l’heure actuelle, les systèmes fiscaux africains reposent sur une logique inverse. Par conséquent, la transition fiscale africaine pose également de sérieuses difficultés.
Au total, la concomitance de ces trois transitions crée une tension insoutenable pour le citoyen et un profond désarroi chez l’économiste conseiller du prince, dans la mesure où sa boîte à outils de solutions efficaces est bien en peine de mobiliser les recettes fournies par la science économique orthodoxe : parfaite flexibilité des prix, existence d’un équilibre concurrentiel, inexistence du chômage involontaire et totale inefficacité des politiques budgétaires et monétaires nourries au sein de l’hypothèse d’anticipations rationnelles d’agents économiques omniscients et parfaitement informés. Et pourtant, les tenants de cette théorie économique orthodoxe, néolibéraux et monétaristes, partisans affichés de la rigueur budgétaire et monétaire, n’ont pas hésité à jeter par-dessus-bord leurs recettes traditionnelles pour faire face aux crises majeures de ce début du 21è siècle : crise des Subprimes en 2008, pandémie de Covid en 2020.
Les exemples sont légion pour caractériser cet aggiornamento intellectuel, mais comme le temps est une ressource rare, en particulier dans le cadre de la présente leçon inaugurale et pour faire plaisir à mes amis, collègues et étudiants qui seraient frustrés si je ne l’abordais pas, je me contenterai de faire une brève incursion dans le champ de la politique monétaire pour illustrer l’étendue de la crise de sens que connaît à l’heure actuelle notre discipline, la science économique. C’est l’objet de la seconde partie de mon exposé qui débouchera sur des approches de solutions africaines à la crise de la science économique.
- De la crise de la science économique à la recherche de solutions durables
Notre discipline est désormais livrée aux mains de modélisateurs qui préfèrent de très loin la recherche d’une cohérence formelle à l’exigence éthique et pratique d’une pertinence empirique qu’on est en droit d’attendre de personnes qui utilisent des ressources souvent publiques. La beauté esthétique des modèles prime sur la capacité prédictive de ces derniers. L’irréalisme des hypothèses n’est plus un problème à l’heure où la réalité a forcément tort si elle a le malheur de ne pas ressembler aux modèles qui sont pourtant censés la refléter. La disponibilité croissante de bases de données mondiales permet de se soustraire sans conséquence pour la carrière académique de tout effort d’appréhension du réel. L’impressionnante division du travail des économistes a fini de cloisonner définitivement la réflexion sur les solutions africaines globales, tant cet effort est faiblement récompensé sur le plan académique livré désormais à la fameuse maxime : « publier ou périr ».
On ne peut donc être que modérément surpris de la façon dont les politiques monétaires des banques centrales ont abandonné le dogme monétariste qui leur sert pourtant de bréviaire et que le FMI et la Banque Mondiale continuent de nous ressasser à longueur de journées, pour embrasser les rives de l’hétérodoxie économique pour faire face à l’épreuve du réel et aux ébranlements du monde, fidèles à la doctrine qui dit : « faites ce que je dis, et non ce que je fais ». Revenir dans la première section de cette seconde partie de mon exposé sur la réponse inattendue des banques centrales face à la crise, me permettra ensuite d’engager dans la seconde section, l’Afrique sur des pistes de solutions décomplexées et surtout durables.
- La fin du monétarisme
Les deux crises majeures qui ont marqué le début du nouveau siècle ont mis à l’épreuve les dogmes monétaires néolibéraux, notamment en ce qui concerne le rôle des banques centrales. Face au risque de défaillance non pas de tel ou tel acteur du marché, mais des marchés en tant que tels, on a cherché dès 2008 au moment de la crise des Subprimes, à soutenir leur activité par des injections massives de liquidités.
Le résultat a été une augmentation majeure de la taille des bilans des banques centrales, qui ont été multipliés par 3 ou 4.
Les États-Unis ont agi les premiers et de la manière la plus résolue en lançant immédiatement des politiques d’assouplissement quantitatif, dont le but n’était pas tant de refinancer les débiteurs que de soutenir les prix des obligations par des opérations d’achat massif sur les marchés. L’Europe a agi avec beaucoup de retard et seulement après que la crise de 2008 se fut transformée en une crise de la dette souveraine, en 2012. Le “Quoi qu’il en coûte” de Mario Draghi en 2012 et les programmes d’assouplissement quantitatif de 2015 ont empêché l’éclatement de la zone euro.
Si déjà avec la crise de 2008, l’expansion du bilan des banques centrales américaines s’accompagnait d’une croissance de la dette publique américaine, c’est la crise de Covid en 2020 qui a provoqué le même phénomène en Europe. Le programme PEPP a permis à la BCE de procéder à des achats massifs de dette publique des pays de la zone euro, et a de fait réduit de manière significative la part de la dette publique circulant sur les marchés.
Depuis la crise de 2008, les banques centrales ont découvert leur fonction proactive dans la gestion du cycle économique et surtout des chocs symétriques. La crise de Covid a également mis en évidence le rôle central des dépenses publiques dans la stabilisation macroéconomique, reléguant le théorème dit de Ricardo-Barro encore appelé « équivalence ricardienne » au rang de curiosité théorique.
Ce qui est en jeu aujourd’hui, pour l’avenir, et dans un contexte d’incertitude croissante, de reconfiguration des chaînes de valeur mondiales et de situation d’inflation mondiale par les coûts, c’est le rôle stabilisateur des banques centrales : d’une part, les dettes publiques ne diminueront pas, d’autre part, il s’agit de trouver des instruments permettant de contenir l’inflation et ses effets.
Il est clair qu’une inflation telle que celle que nous connaissons actuellement ne peut être résorbée par des moyens exclusivement monétaires, au risque de rendre très difficile le maintien de taux de croissance élevés dans une économie qui se trouve encore dans la phase de reprise post-covid. Comme vous le savez, en cas de choc d’offre négatif, il y a un conflit d’objectif pour la politique monétaire : si la banque centrale augmente ses taux d’intérêt directeurs comme semble vouloir le faire à l’heure actuelle la FED et la Banque d’Angleterre pour casser la spirale inflationniste, le risque est grand de casser également la croissance économique. Au contraire, si les banques centrales privilégient la croissance en maintenant leurs taux directeurs inchangés comme le fait la BCE aujourd’hui, le risque est grand d’une forte persistance inflationniste, grignotant le pouvoir d’achat des ménages.
Dans notre sous-région, la BCEAO ne semble pas avoir choisi sa voie, même si face à la pandémie de Covid, elle est devenue plus keynésienne que monétariste, achetant massivement sur le marché secondaire de l’Union, les obligations souveraines. Elle hésite encore à franchir l’étape d’intervention directe sur le marché primaire, de peur d’être accusée de financement monétaire du déficit budgétaire, ce qui est contraire à ses statuts (article 36).
L’enjeu mondial est donc de plus en plus le « Policy mix ». Ce qui implique une expansion monétaire en accompagnement d’expansions fiscales, mais visant massivement l’investissement. Ce qui implique donc que les dépenses soient accompagnées de réformes appropriées de l’environnement économique dans lequel les investissements doivent être réalisés.
- Quelles solutions durables ?
Face aux difficultés rencontrées par les transitions africaines et leur singulière acuité en cette période de crise, des solutions existent, mais elles ne peuvent être efficaces que si nous effectuons collectivement l’effort de les rendre cohérentes et compatibles les unes avec les autres.
Pour ce faire, nous devons impérativement sortir de la « superposition des discours ». On observe aujourd’hui en Afrique trois discours qui se superposent. Premièrement, le discours macroéconomique, qui reste très orthodoxe, est influencé par les pressions du FMI, de la Banque mondiale, de l’OMC et de l’Union européenne. Il préconise l’équilibre des comptes publics pour assurer le service de la dette extérieure et l’ouverture des économies africaines par le biais d’accords de libre-échange. En revanche, un deuxième discours méso-économique, donc le discours sur le développement des secteurs économiques, n’est plus du tout de type néolibéral. Il devient au contraire de type néo-mercantiliste. Tous les dirigeants africains veulent aujourd’hui imiter le modèle chinois, et plus largement asiatique, qui consiste à transformer sur place les matières premières. Cela implique de protéger les industries naissantes, sinon les marchés africains seront inondés de produits chinois et occidentaux, mais ce discours sectoriel entre en totale contradiction avec le discours macro-économique d’inspiration néolibérale. C’est le discours sectoriel néo-mercantiliste qui parle le plus aux populations africaines, parce qu’il est imbibé de souverainisme économique et que le « miracle asiatique » parle à l’Afrique.
Enfin, un troisième niveau de discours est le discours micro-économique, qui prend quant à lui la forme d’un discours « onusien » fondé sur les résultats de recherche du prix Nobel d’Economie indien Amartya Sen sur la théorie des droits d’accès. Les pays africains doivent atteindre les Objectifs du millénaire, puis les Objectifs de développement durable à l’horizon 2030, en particulier le travail décent. Mais l’industrialisation n’est pas apparue en Occident dans un contexte de travail décent ; ni en Chine, où les industries recourent au travail des enfants ou au travail forcé.
Comment articuler ces trois niveaux de discours ? Comment rendre les discours macro-économique, méso-économique et micro-économique compatibles et cohérents ? C’est important car nos dirigeants utilisent ces trois discours en les adaptant au gré de leurs interlocuteurs. Au FMI, ils parlent de l’équilibre budgétaire ; aux Chinois, ils parlent de transformation des matières premières ; à New York, ils parlent des Objectifs de développement durable. Si on ne met pas en cohérence ces trois niveaux de discours, on ne peut pas réussir une transformation structurelle durable en Afrique.
Conclusion
La crise économique que nous vivons à l’heure actuelle, dont les manifestations les plus dramatiques sont malheureusement encore devant nous eu égard à la flambée sans précédent des prix agricoles et alimentaires, requiert pour ses approches de solutions que la science économique revienne à ses fondamentaux, à savoir mettre en son cœur la notion d’utilité sociale et sociétale. Une science économique trop éclatée dans ses objectifs et dans ses méthodes, a tendance à perdre de vue sa raison d’être première, à savoir étudier les modalités de production et d’allocation optimale des ressources rares à des fins alternatives.
Cet enjeu est encore plus fondamental pour la science économique africaniste car elle doit faire face aux urgences du défi du développement, en même temps que produire des connaissances universellement reconnues comme scientifiques. L’arbitrage n’est pas toujours simple pour les universitaires et les chercheurs que nous sommes, entre le fait de vouloir contribuer ici et maintenant à l’identification de solutions de politiques publiques, faisant de nous les conseillers du prince, ou au contraire la tentation de s’extraire du tumulte de la vie quotidienne pour rester dans nos tours d’ivoire, fidèles à la maxime de Léon Walras qui disait « à la limite, ce serait le droit du savant de faire de la science pour la science ».
A mon humble avis, les deux démarches peuvent se nourrir, échanger, dialoguer, s’opposer parfois et même se compléter souvent. Au final, ce qui compte, c’est d’être au service de sa communauté quelle que soit la place qui est la nôtre en son sein et de viser la recherche de l’intérêt général. Nous le devons aux générations actuelles et futures.
Je vous remercie pour votre aimable attention.