« Quand la maison de ton voisin brûle, apporte de l’eau à la tienne ». Proverbe suédois.
Il y a quelques jours, dans un enregistrement audio qui a circulé sur le réseau WhatsApp, un Béninois s’insurgeait contre le recrutement qu’aurait lancé le gouvernement de son pays afin d’enrôler des jeunes dans la police républicaine et l’armée. Ce recrutement se situe dans un effort de guerre, après que le Bénin ait été récemment frappé par des attaques terroristes/djihadistes à l’extrême nord du pays ; le pays se prépare donc pour la guerre afin de maintenir la paix, selon le vieil adage.
L’auteur de l’audio estimait que dans le cadre de ce recrutement, ceux qui tirent les privilèges, ceux qui jouissent des délices du pouvoir politique au Bénin devraient chacun fournir dix (10) de leurs proches pour aller affronter les djihadistes, puisque la lutte contre le terrorisme au Benin est avant tout une lutte pour la survie des nantis, une lutte pour la préservation des intérêts financiers de la classe dirigeante qui spolie les masses laborieuses.
Au rang des personnes qui devraient fournir des recrues dans leur entourage, il cite le président de la république Patrice Talon ainsi que chaque membre de sa famille, les députés, les membres de la cour constitutionnelle, de la HAAC, du conseil économique et social, de la haute cour de justice, les hauts gradés de l’armée béninoise. Pour finir, l’intervenant déclare que les parents qui refusent à leurs enfants de se faire recruter ont bien fait, car il n’est pas question que leurs enfants aillent se battre alors que les enfants de ceux qui profitent du système en sont épargnés. Cette sortie ferait rire si la menace djihadiste n’était pas aussi grave, nonobstant les thèses complotistes qui entourent ses origines.
Cela étant, on peut supposer que le Bénin a pris l’approche du « tout militaire » dans la lutte contre les groupes djihadistes, une approche que même les armées les plus aguerries en la matière déconseillent, tant le phénomène de l’extrémisme violent, religieux ou pas, est complexe. Depuis que le terrorisme d’inspiration religieuse, principalement lié à l’Islam, a pris de l’ampleur à travers le monde, le point culminant étant les attentats du 11 septembre 2001, une guerre sans merci lui a été livrée, mais force est de constater qu’à peine un groupe terroriste djihadiste vaincu, un autre prend sa place comme pour dire que la nature a horreur du vide en matière de terrorisme djihadiste.
Parce que le terrorisme djihadiste exploite les injustices sociales, l’exclusion politique et la mauvaise gouvernance afin de constituer son vivier, les approches qui jusqu’ici ont permis de vaincre l’extrémisme violent sont celles qui intègrent des mesures de déradicalisation, et d‘accompagnement sur le plan social, ainsi que l’inclusion des anciens combattants djihadistes dans la vie publique de leurs localités ainsi que celle du pays. L’option militaire peut permettre un bref répit, une victoire sporadique comme en 2012-2013 avec l’opération Serval au Mali, mais comme la suite l’a démontré, le manque de mesures visant l’inclusion des groupes dont sont issus les djihadistes avérés et potentiels fournit un véritable terreau pour l’expansion des groupes djihadistes.
Quand la maison de ton voisin brûle, apporte de l’eau à la tienne, dit un proverbe suédois.
Pendant longtemps, le terrorisme religieux et le djihadisme ayant été circonscrits au Sahel, les Togolais en ont gardé une pensée assez distante. Cependant, les attaques dont le Bénin vient d’être la victime prouvent que l’on n’est pas tant que ça à l’abri. D’ailleurs il y a quelques jours, RFI faisait état de la prise de contrôle par des groupes armés de certains villages situées dans la commune de Pama au sud-est du Burkina Faso, adjacent aux frontières de ce pays avec le Togo et le Bénin.
Puisqu’il est établi que les armées ouest-africaines (comme toute armée ailleurs dans le monde) ne pourront vaincre le fléau du djihadisme sans la participation pleine et entière des populations et des groupes sociaux dont sont issus les djihadistes, cette participation sociale sera plus rapide, robuste et efficace si chacune de ces armées entretient déjà de bonnes relations avec la population civile dans son ensemble avant son entrée en guerre contre les djihadistes. Or, comme les études sur les armées africaines postcoloniales l’ont démontré, les relations entre les armées nationales, très souvent des instruments de répression politique, et les populations civiles n’ont jamais été une préoccupation pour les dirigeants.
Le Togo offre l’illustration la plus éloquente de ces relations problématiques entre une armée nationale et la population qu’elle est censée protéger. Il est de notoriété publique que du fait de leur soutien indéfectible au régime de père-en-fils depuis 1967, les forces armées togolaises entretiennent une relation exécrable, empreinte de mépris, de méfiance et de défiance, d’ignominie et de méchanceté avec la majeure partie de la population togolaise (accent mis sur majeure partie). De l’avis de nombreux Togolais, la relation que l’armée nationale du Togo entretient avec la population civile en général relève du « jamais vu » ; c’est une relation fondée principalement sur la répression, dans tous les sens du terme. Pour reprendre les propos d’un universitaire, c’est une « armée d’occupation », avis partagé par de nombreux citoyens si l’on en juge par les réactions sur les médias sociaux à chaque fois que la question de l’armée togolaise est abordée.
Cela étant dit, avec un tel passif, face à la menace djihadiste qui se profile à l’horizon, et malgré tout ce que l’armée togolaise dispose comme effectifs, relais locaux et puissance de feu, le recours à l’option « 100% militaire » ne donnera pas un résultat satisfaisant et surtout durable ; il faudrait forcément associer la société, la population civile togolaise dans la lutte afin de prendre de court les relais, les recruteurs et les volontaires à cette œuvre néfaste qu’est le djihadisme. Pour cela, il faut « réparer » la relation entre l’armée et la population togolaises, étant donné que cette relation est « tombée en panne » depuis les débuts du processus démocratique au début des années 90. Mais comment y parvenir ?
Depuis la seule et unique opération « réconciliation armée-nation » lancée en 1993 au lendemain du massacre de Fréau Jardin et en pleine grève générale illimitée, il y a un véritable déficit de débat sur l’amélioration des relations entre l’armée togolaise (« l’employée ») et la population civile qui est son employeur. Avec les répressions post-électorales de 1998 et surtout le massacre de 2005, ainsi que les évènements qui ont suivi le 19 août 2017, la situation est allée de mal en pis.
Le premier pas serait de s’engager dès maintenant dans une désescalade des tensions entre l’armée et la (majeure partie) de la population civile. Cela suppose qu’il faut agir sur les facteurs qui font de l’armée un instrument de répression, donc il faut une libéralisation de la vie politique de manière à dépassionner le débat sur le changement politique, car c’est la thématique de (l’inéluctable) changement politique qui est la source des crispations et renforce l’armée dans ses actes de répression. Il faut, courageusement, lancer le débat sur ce que sera l’armée, sa mission, ses rôles et responsabilités dans le Togo de l’après-changement politique.
Cela suppose aussi l’adoption d’une feuille de route assez claire du retrait progressif de l’armée de la vie politique du Togo, un rôle qu’elle joue depuis 1963. Ceci est d’autant plus important que si en 1963 et 1967 l’armée avait invoqué les dangers d’implosion sociale et de guerre civile pour justifier son intervention dans l’arène politique, le fait qu’elle soit encore au pouvoir plus de 50 ans après, sur les mêmes bases, prouve amplement qu’elle a échoué à endiguer ces dangers, donc plus rien ne justifie sa présence aux affaires.
Les mesures qui vont aussi bien dans la désescalade des tensions civils-militaires que dans le retrait de l’armée de la vie politique ne viendraient pas naturellement des dirigeants, car ils sont plus préoccupés par les petits calculs relatifs à la conservation du pouvoir que par une résilience de la nation face au fléau du djihadisme. Ces mesures peuvent et devraient être provoquées par les forces d’opposition politique ainsi que par la société civile. Ce serait une manière pour chacun de ces acteurs d’apporter de l’eau dans notre maison lorsque celle(s) du/des voisins brûle(nt).
A. Ben Yaya