Tout est codifié dans les traditions africaines. Il s’agit de faire connaître les parties ou morceaux de la viande qui reviennent respectivement à chaque maillon de la tribu et les alliés de la famille en pays ncam, clan Bicambì ou encore BASSAL (Bassar).
En effet, la viande, qu’elle provienne d’une cérémonie, d’un sacrifice ou d’un simple abattage ordinaire pour les besoins de la famille ou encore de la chasse, est un aliment qui ne peut être banalisé car il résulte de la mort d’un être vivant bien que nommé ” animal ”. Anne-Marie Brisebarre dans « La redistribution de la viande sacrificielle en Islam » mentionne que la viande est fortement ritualisée en tant que nourriture particulièrement chargée de sens; ainsi elle est encadrée par des normes religieuses. En somme, le croyant musulman doit rechercher le licite, halal, c’est-à-dire « ce que la législation divine a autorisé », et s’abstenir de l’illicite, haram. Il en est de même pour Marie-José Tubiana qui fait une première distinction différentielle entre les cultes publics d’une part, qui sont toujours le fait d’une collectivité et dont la périodicité est fixe, et les cultes privés d’autre part, qui sont des actions individuelles ou occasionnelles. Cependant, une séquence privée s’insère dans tout culte public ; et réciproquement une séquence qui intéresse l’ensemble de la collectivité s’insère dans tout culte privé. Ceux qui sont désignés pour tuer l’animal et partager la viande ne sont pas toujours les mêmes, mais ils varient selon l’objet. C’est généralement les garçons et les hommes pour la consommation ordinaire du foyer. Mais pour les cérémonies spécifiques, c’est uniquement des initiés qui s’en occupent avec leur matériel; parfois ces derniers font usage uniquement du verbe: les bêtes rendent l’âme sous un récitatif de paroles incantatoires.
L’animal destiné aux funérailles et obsèques chez les ncam
Le partage d’un animal domestique à quatre pattes (bovin ou ovin) tuées en période de funérailles se fait comme suit : une patte postérieure revient aux vieux ou aînés de la famille, une patte antérieure ou avant aux oncles du défunt ou de la défunte. Le cou appartient toujours aux neveux de la famille qui servent comme assistants ou aides dans cette boucherie circonstancielle. La colonne vertébrale et le terminus de la queue sur le dos reviennent aux jeunes de la famille qui ont arrangé l’animal après avoir aidé à son abattage. Les intestins, le foie, les poumons, la panse et le bonnet servent à préparer pour recevoir les invités. La hanche est donnée aux femmes pour faire leurs repas. Les deux pattes restantes, l’une en guise d’honneur ou de bonne volonté revient au gendre qui est désigné pour amener la danse traditionnelle Gogoo dans la belle famille pour glorifier l’illustre disparu. La patte en question est remise à l’heureuse élue, l’une des filles naturelle ou d’adoption du défunt ou de la défunte ; elle est aidée par ses sœurs et amies pour préparer le mets circonstanciel. La belle famille s’entend, toute la communauté qui accompagne le gendre avec le tam-tam Gogoo donc cela peut nécessiter que selon l’importance de la délégation, le couple augmente d’une manière ou d’une autre la viande à préparer. Il s’agit souvent du taureau mal non castré. Le gendre élu peut être désigné par le défunt ou la défunte de son vivant, ou postérieurement, indépendamment de son degré de richesse ou son rang social ; mais souvent il est choisi sur la base de son exemplarité en tant que mari responsable, et aussi des meilleures relations qu’il entretient avec la belle-famille : sa ” docilité ”, sa promptitude à assister sa belle-famille en cas de tristesse éventuellement. La désignation du gendre chargé de la danse funéraire Gogoo est un geste honorifique à son endroit, sa famille et toute sa communauté ; elle demeure pour tout gendre un cérémoniel de finalisation de la dot. Car il faut entrer et accompagner le parent nucléaire ou adoptif de sa femme dans sa dernière demeure pour avoir le sentiment d’une dot bien bouclée.
L’animal à l’occasion d’une libation
Libation de la volaille
Il existe à Bassar différents types de cérémonies sacrificielles accomplies, selon que la femme porte une grossesse bientôt à terme, selon que l’homme ou la femme veut implorer le mieux-être affectif, relationnel ou professionnel, ou que l’on a demandé une communication avec un ancêtre, pour l’écouter à travers un officiant chargé de consultation et ensuite lui offrir un animal ; en dehors des sacrifices de communion, il y a des sacrifices de propitiation, qui visent à purifier le demandeur, à le délivrer d’un mauvais sort. La propitiation peut être également collective en vue de conjurer un sort qui viserait tout une communauté. Au niveau individuel, il y a des rituels initiatiques qui dictent chacun son type de sacrifice spécifique. On a aussi des sacrifices liés à des rituels funéraires. Et dans le cas de cérémonie où la viande n’est pas destinée uniquement aux ancêtres ou à la divinité bénéficiaire(s), le cou est destiné aux neveux, une patte avant aux femmes, une patte postérieure en plus la tête aux vieux, les boyaux sont destinés au repas commun. Les restes des deux pattes servent à compléter le repas ou en offrir à des connaissances. Il faut préciser qu’il y a des sacrifices où personne ne mange la viande sacrifiée. C’est le cas notamment du rituel ” Titchòbkaal “, qui consiste à faire transpercer l’animal entier et vivant sur le haut taillé en pointe d’une baguette de bois préalablement piquée au sol. L’animal ainsi transpercé reste là jusqu’à décomposition entière. C’est une forme de sacrifices propitiatoire.
L’animal qui est beaucoup plus présent dans les cérémonies est la volaille. Tout comme chez les bêtes à quatre pattes où la couleur compte, la couleur du plumage est très déterminante pour la volaille. Chez les Bassar, l’on élève et vend plus les plumages que la volaille elle-même. C’est ainsi que le prix de la volaille sur les marchés est plus fonction du plumage que la forme et la taille. Pour sacrifier à des ancêtres, on sélectionne un coq dit ” outchankpa”, doté d’un certain mélange gris et pâle. Pour sacrifier à une divinité chargée d’harmonie et de mieux-être, on sélectionne un coq tout blanc, symbole de pureté. Généralement on gratifie aussi les mânes des ancêtres Jumeaux d’un poulet blanc. Dans certains cas il est exigé un poulet tout noir ayant au moins deux orteils collés au niveau de l’une des pattes ; par contre pour implorer une divinité chargée de protection, de combat spirituel et jouant un rôle de justicier, on sélectionne un coq rouge : c’est le cas notamment de la divinité Dikìl à Bassar centre. Il y a un autre rituel de propitiation qui demande un bouc qui présente une forme de ceinture de poils à la hanche, de couleur différente de celle des autres poils de tout le reste du corps. Ainsi la distribution du poulet sacrifié suit le schéma suivant : les cuisses toujours réservées aux personnes âgées, les côtes sous les ailes vont aux femmes épouses de la famille, puis la tête, les terminus des ailes, des pattes, le foie, les intestins, les poumons sont aux enfants. Le gésier qui est une partie très spéciale dans d’autres tribus et qui constituent parfois un élément de discorde revient à la vieille ou la plus âgée de la famille. Le reste est à partager aux invités ou est destiné pour agrémenter le repas.
Il est très important de préciser qu’une prémices constituée du foie, des intestins, des orteils, terminus des ailes est réservée à l’autel des ancêtres : on y dépose en guise de finalisation de l’offrande. On ajoute à la prémices un peu de sel en poudre, de farine de maïs, de poudre de graines du piment de Guinée, et par endroit un peu d’huile de palme. À cette occasion, on invoque encore la divinité en question avec le récitatif habituel, un peu comme on l’avait fait au moment de lui immoler l’animal ; on lui rend compte de ce que son animal à lui sacrifié est cuit, on le convie au festin, et en retour on lui implore des bénédictions. On exprime des vœux spécifiques.
Les gibiers ou butins de la chasse
Buffle des forêts d’Afrique
Enfin l’on va quitter la maison pour aller découvrir ce qui est réservé à l’animal tué dans une partie de chasse. Rappelons que le Peuple Bassar est à la fois guerrier et chasseur. Un vrai ncam ne fait pas de l’abattage dans la brousse en tuant tout ce qui lui tombe sous les yeux. Le « SAMOUYA » doit épargner les totem (chacal, chauve-souris qui protègent la grande divinité…), les animaux qui portent un bébé et les tous petits…
Les parties de chasse sont organisées et chacun remporte le jackpot selon le rôle joué. Le cou du gibier revient à l’accompagnateur ou l’assistant du chasseur. Une patte avant aux oncles du chasseur, et l’autre patte avant à celui qui a transporté l’animal s’il s’agit d’un grand pesant. Le reste est sans condition. Le chasseur peut en donner ou pas à ses connaissances ou également en vendre. La viande ne devait pas finir dans les jarres de réserve au domicile d’un bon chasseur. Autrefois un adage disait que le fils du pauvre doit pleurer parce qu’il veut la viande, et non parce qu’il veut la pâte. Cela rend compte du fait qu’il était beaucoup plus facile pour un homme de posséder la viande que des céréales ou des tubercules. Avant l’adoption massive du maïs en effet, on n’avait essentiellement que le mil, le sorgho et les tubercules. Or les conditions de pratique de l’agriculture n’étaient pas si aisées ; en plus de faire face au danger des animaux ravageurs, il fallait également avoir beaucoup d’enfants pour s’assurer d’une abondante main-d’œuvre.
D’autres spécificités à préciser chez les Bassal pour les animaux tués à la chasse: le cœur va directement à la plus vielle dame de la concession. En plus, la viande contenue dans la sauce qui accompagne la nourriture au champ est également partagée par l’homme. Cet art sur le partage de la viande est identique à tous les clans Bicambì (BASSAL). Nous reviendrons particulièrement sur le cas du buffle en pays Bassar.
L’attribution du cou de l’animal, un symbole
Il faut d’emblée nuancer quant à l’attribution du cou au neveu. Dans le cadre strictement familial, le cou revient aux jeunes. C’est lors des cérémonies funéraires et des prémices pendant lesquelles les neveux s’invitent que le cou leur est attribué.
Symboliquement pour les ancêtres, tout(e) neveu (nièce) constitue un lien entre deux familles, telles les deux parties du corps humain ou animal ; la tête et le corps. C’est-à-dire que pour les Bicambì le neveu ou la nièce se trouve entre la famille parentale (la tête) et celle maternelle (le corps). C’est ce qui relie les deux familles : le neveu ou la nièce. L’autre précision qui mérite d’être mentionnée est l’omniprésence de l’oncle. Il s’agit souvent de l’oncle maternel en lien avec le principe que le nom est matriarcal chez les Bicambì. Qu’elle se déroule à Bassar ou ailleurs, c’est l’oncle ou la tante maternelle qui donne le ton pour toute sorte de cérémonies du neveu ou de la nièce… C’est ainsi que depuis le territoire Bassar, le Oubò (oracle) peut recommander à un natif d’aller voir ses oncles originaires d’une autre localité pour faire des cérémonies. Le tout dépend de la nature des sacrifices à faire.
La métaphore du griot feu Ambroise Ouyi Tassane
Il serait très ingrat vis-à-vis de l’histoire de clore ce chapitre sur les pratiques ancestrales de partage de viande en Pays Bassal sans évoquer les mémoires du Rossignol de Bassar, Feu Ambroise Ouyi Tassane (1946-2009). Il a été le premier à en faire cas publiquement en hommage au boucher Salifou Djingam des années 1970 à travers sa chanson emblématique « KPANDJA TAPOU NAWOU », une chanson riche d’anecdotes et de philosophie. Dans cette chanson, le rossignol de Bassar se dit surpris de voir la viande de bœuf sur les étalages du marché. Car à bassari, l’on tue les bêtes pour partager la viande à chacun selon sa parenté ou son positionnement dans la société. Il faisait ainsi allusion à l’infiltration des commerçants étrangers (haoussas) qui sont venus tordre le cou à une vieille tradition. Tout en utilisant le verlan pour caricaturer le phénomène, Ouyi Tassane exprimait sa reconnaissance vis-à-vis de son ami Djigam qui lui faisait des cadeaux de kilos de viande lorsqu’il atterrissait dans la boucherie pendant ses vacances. Mais selon Dr Ernest Morou de la même génération et qui a vécu ces périodes à bassari: « On allait acheter de la viande au marché et c’était la viande qu’on cherchait. Le boucher comptait très peu. Sauf pour les femmes qui usaient de leur charme pour avoir les bons prix, les bons morceaux ou les plus gros “djara” [bonus]… ».
Plusieurs clans (peuples) au Togo et en Afrique partagent parfois les mêmes valeurs sur la destination des différentes parties de la bête sacrifiée selon les circonstances. Ils sont presque tous unanimes sur la symbolique du cou destiné aux neveux et nièces. Mais chez les frères Kabyè et Kotokoli (TEM), le gésier (NGANGANI) ou (DGUINGUEDE) va droit au chef de famille. A ce sujet, certaines épouses ont eu des problèmes au foyer pour avoir servi le gésier à un enfant au détriment du père de famille. Il y a même une chanson populaire à l’endroit de la femme à propos du gésier. Et en l’absence de l’époux, c’est son fils qui hérite de son morceau. C’est ainsi que dans certaines familles, la femme prépare la sauce et transvase les morceaux de viande dans une assiette et c’est l’homme qui procède au partage.
Les choses sont ainsi établies suivant les communautés et toute erreur, même lors de dépiéçage (morcèlement) de l’animal peut aller jusqu’à des amendes.
Dans l’enfance, alors qu’on partageait ensemble le même plat, c’est papa ou maman qui donne le morceau qu’il faut à la fin du repas et tous les enfants doivent attendre jusqu’à la fin pour ramasser les assiettes. Si c’est plusieurs enfants qui mangent dans le même bol, alors c’est le plus petit en âge qui fait le partage mais l’aîné fait le premier choix ; ainsi de suite jusqu’au plus petit. Pour les plus petits enfants qui sont encore sous la gouverne de maman, la viande est une source de motivation pour encourager l’enfant à manger : on lui propose de finir la portion de nourriture attribuée avant d’avoir accès à la viande. On le fait particulièrement pour les enfants nonchalants devant la nourriture afin de l’inciter à suffisamment manger.
Dr Francisco Napo-Koura
« TAMPA EXPRESS » numéro 0065 du 11 septembre 2024
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