Depuis la prise de pouvoir du clan Gnassingbé, notre opposition est restée à la traîne à chaque échéance électorale. Des questions de la sincérité des acteurs à l’efficacité des différentes méthodes d’approche en passant par les moyens mis à disposition, on pourrait aussi interroger le degré d’implication des citoyens à la base. Autrement dit, quel est le réel degré d’implantation de l’opposition dans le cœur des citoyens ? Comment gagner l’adhésion populaire générale ? Pour commencer, voici juste trois vérités brutales sur l’opposition togolaise :
- Elle est dans un cirque : la parfaite comédie consiste à rechercher la légitimité de la fameuse communauté internationale. On ne demande que des accords politiques, des dialogues, des gouvernements d’union nationale. On oublie que les instances politiques africaines sont influencées par l’impérialiste qui est favorable au statu quo. On attend les échéances électorales pour organiser des meetings, pour écrire des discours et des projets de société, pour rechercher des points focaux dans des localités. À la fin, on revient avec le même refrain : les élections ont été truquées, les meetings ont été interdits ; rendez-vous dans une autre vie. C’est ça l’opposition togolaise.
- Elle est monotone et monocolore: son seul discours audible, c’est l’appel au changement, à l’alternance. On ne demande qu’à s’asseoir aussi au perchoir. Mais Dieu seul sait ce qu’on veut faire une fois-là. Si déjà vous n’êtes pas en mesure de conquérir le cœur d’un électorat, comment pouvez-vous prétendre le rendre heureux une fois aux affaires ? Contrairement à ceux qui pensent que la division serait le premier handicap de l’opposition, moi je dis que c’est plutôt un atout : il faudrait une diversité au sein d’un idéal commun qui est le changement. Diversité dans les projets de société, diversité dans les priorités d’actions politiques, diversité dans le ciblage des publics à conquérir. On ne peut pas avoir un discours unique devant un peuple aussi diversifié. D’où la nécessité de faire émerger de nouvelles initiatives politiques alternatives, portées par des leaders qui n’ont pas forcément une affinité avec telle ou telle grande figure de l’opposition. Il faut en outre une branche dure et une branche modérée, un peu comme le suggérait une récente réflexion menée par un leader politique de l’opposition.
- Elle a des méthodes infructueuses: le caractère formel de ses interventions a longtemps montré ses limites. Le mode traditionnel de mobilisation est systématiquement voué à l’échec. Dans un climat totalement verrouillé par le système en place, si vous attendez pour mobiliser des millions de francs CFA afin d’organiser de géants meetings qui d’ailleurs seront soit interdits soit infiltrés, vous pouvez être sûr de ne jamais avoir un bon résultat ; si vous attendez de participer aux élections, déployer vos observateurs (souvent des gens faciles à corrompre ou à intimider) pour après contester les résultats tout en sachant pertinemment que cela ne va rien donner, vous êtes sûr de ne jamais être pris au sérieux. Si vous attendez les échéances électorales pour réclamer un équitable temps d’antenne auprès des médias publics et privés, vous pouvez vous convaincre que vos messages à peine diffusés ne concernent pas un grand monde. Si vous ne vous montrez pas créatifs et que vous laissez filer toutes les mille opportunités pour atteindre le peuple en temps réel, vous n’aurez pas raison de vous plaindre de ce que le régime en place fait ombrage à votre visibilité.
Voilà pourquoi nous pensons qu’il serait grand temps de revoir les concepts de politique, d’opposition, de leadership. Il est temps de mettre en place un système partisan qui fasse désormais de chaque citoyen un acteur politique potentiel, un leader politique potentiel, un opposant politique potentiel. On pourrait penser tout de suite au concept de syndicalisme. Mais là encore le syndicalisme n’offre pas toutes les opportunités de mobilisation populaire. Car les travailleurs du secteur formel sans compter ceux du secteur public se sentent déjà liés et limités face à l’appel des initiatives politiques. En temps normal, on sait comment les museler facilement. Or le peuple est beaucoup plus grand. C’est tout le monde. C’est le monstre. Il est très regrettable que pour une petite marche pacifique quand les forces de l’ordre interpellent juste quelques leaders politiques, tous les autres militants qui restent sont démobilisés. Plus personne ne sait que faire. Cela veut dire que la lutte n’est pas encore totalement populaire. Il reste à faire dans ce sens. Même au-delà, toute la lutte ne devrait pas se résumer uniquement à des marches de protestation. Il faut beaucoup d’autres moyens d’expression du mécontentement du peuple. La constitution de 1992 reconnaît la désobéissance civile par exemple. Si réellement tout le peuple veut manifester son mécontentement, combien de temps le régime en place peut tenir ? Le réel problème en matière de désobéissance civile, le voici : chacun s’inquiète pour son ventre, pour ses proches. Le don de soi pour la patrie n’est pas encore acquis dans la mentalité de nos concitoyens. Et pour cause, les leaders politiques eux-mêmes pour la plupart ne sont pas exemplaires. Si les uns sacrifient entièrement leur carrière professionnelle pour montrer qu’ils ne sont pas d’accord avec la gestion du pays, et que les autres ne peuvent même pas observer un petit mouvement de débrayage à leur poste de travail, le sacrifice ultime des rares citoyens ne suffira pas à faire bouger les lignes. Or si tout le monde refusait au même moment et par conviction, le système en serait paralysé. Je rigole longuement quand j’entends ce discours anti mobilisation au sein du peuple : ” N’allez pas vous faire tuer gratuitement dans la rue à cause des leaders politiques ; eux ils sont tranquilles dans leurs villas sécurisées, et leurs enfants sont à l’extérieur ”. C’est quand le loup donne de sages conseils à la brebis. Voilà comment les gens vous suggèrent de vous disperser pour faciliter la répression. Car en réalité, si tout le peuple se lève, personne ni rien ne peut lui résister. Or pour voir le peuple, il faut aller vers lui. Si les Églises font plus de mobilisation que l’opposition, alors pourquoi ne pas les imiter dans leurs méthodes de maillage du territoire ? La mobilisation n’est pas toujours une question de moyens financiers, mais avant tout de stratégie. Il ne s’agit pas de visiter toutes les localités en touriste étranger pour revenir s’asseoir. Mais ensuite on fait quoi pour maintenir le contact avec la base ? On distille quels messages pour marquer l’esprit du citoyen à la base ? Et à quelle fréquence ? Les acteurs de la publicité diront que pour faire implanter un produit ou service dans la tête et l’esprit des consommateurs, on doit avoir une approche constante.
Actuellement, on peut encore parier sur la longévité à venir du régime en place, tant que l’opposition togolaise ne se réinvente pas. Vu donc l’urgence de l’heure, il faudrait que tous les citoyens s’organisent pour vulgariser autour d’eux des notions de base du patriotisme et de l’engagement citoyen. Si tous les créneaux politiques sont bouchés, c’est en même temps un avantage. Car l’impérialiste et ses instances panafricaines et sous-régionales fantoches sont aux aguets pour étouffer toute initiative populaire, justement en mettant à chaque fois la main sur les quelques leaders qui portent ces initiatives. Or le peuple dans son entièreté reste insaisissable. Déjà il faudrait être clair en précisant que la force ne déloge pas un régime fort. Il suffit que le peuple refuse de se faire gouverner pour que le gouverneur démissionne. Mais tant qu’on va continuer à alimenter un système, on ne devrait pas s’étonner qu’il prospère. À défaut de nouvelles méthodes, qu’on arrête au moins les anciennes méthodes figuratives qui n’ont jamais rien donné.
– Hervé Kissaou MAKOUYA, philosophe et écrivain ; togolais de la diaspora
« TAMPA EXPRESS » numéro 0062 du 07 août 2024