En octobre dernier, lors d’un séjour à Lomé, j’avais décidé de rendre visite à la famille de l’autre côté de la frontière, précisément à Accra la capitale ghanéenne. Pour ceux qui ont déjà fait le trajet Aflao-Accra, il faut dire que la traversée de la frontière est en soi un autre monde, différent du quotidien auquel les Loméens, pourtant si proches, sont habitués.
Une fois la frontière franchie, on a le choix entre les grands bus de transport de plus de 50 places, les minibus de 15-20 places et les véhicules « express » de 5 places dont 4 passagers. Ces derniers ont l’avantage d’être climatisés (ce qui n’est pas mal dans le mois d’octobre), en bon état, et ils sont plus rapides. Mon choix fut donc porté sur une voiture express où je n’aurai que 4 interlocuteurs, au cas où j’avais envie de participer à l’inévitable débat pendant le trajet, sur un sujet dont seuls les chauffeurs ont le secret. Et débat il eut. Sur le Ghana, et le Togo. Un débat révélateur sur le regard que l’on porte sur le Togo de part et d’autre de nos frontières. Et ce regard fait froid dans le dos.
Mes compagnons de voyage étaient 3: une dame qui selon ses propos est l’une des femmes d’un député ghanéen et qui était venue à Lomé pour faire ses emplettes ; un jeune dans la trentaine qui est enseignant de Français au Ghana et qui accompagnait la dame en tant qu’interprète pour ses courses à Lomé, et un ressortissant nigérian « teint clair», marié à une ghanéenne, selon ce qu’il nous révéla.
Octobre 2024, c’étaient quelques semaines avant les élections générales de décembre au Ghana. Ce fut donc le premier sujet de la discussion: le président sortant ne se représentait pas après 2 mandats successifs ; le probable vainqueur était connu – l’ancien président John Mahama – mais il lui fallait quand même mouiller le maillot, aucun candidat n’a été empêché de se présenter, et les Ghanéens étaient sereins que les élections ne seraient pas émaillées de violence comme on en voit fréquemment en Afrique. Mes trois compagnons se félicitèrent de cette situation et du futur dénouement électoral heureux et surtout de la solidité de la démocratie ghanéenne. L’interprète et le Nigérian conclurent que le Ghana était une terre bénie. « Ghana is blessed », dit l’un. Hallelujah !
La discussion vira sur la situation au Togo, dont on s’éloignait de plus en plus en route vers Accra. La dame déclara qu’elle remercie le ciel que ses courses se soient bien passées car elle craignait d’être témoin des courses poursuites entre les soldats et les manifestants, des choses qui arrivent « sans avertissement » avec les « French people » (les francophones). L’interprète apporta du sien et déclara qu’il craignait un futur sombre pour notre petit rectangle de pays à cause de la longue durée d’une famille au pouvoir, du jamais vu en Afrique selon lui. Le Nigérian n’alla pas par quatre chemins : le Togo, décréta-t-il, sera le futur Rwanda de l’Afrique de l’ouest. Pas en termes de prouesses scientifiques et technologiques, mais par rapport au génocide qui avait marqué ce pays deux fois plus petit que le Togo. Le Nigérian expliqua qu’il parle bien français, pour avoir appris la langue pendant son séjour de 6 ans au Togo où il était commerçant dans je ne sais quel quartier de Lomé. Et c’est au cours de ces 6 années qu’il avait compris que le Togo est une braise sous la cendre que les gens essayaient non pas d’éteindre, mais de camoufler jusqu’au jour où ils ne le pourront plus. C’est fort de ce que les Togolais de tous les horizons lui confiaient sur leurs intentions les uns envers les autres qu’il a décidé de prendre ses clics et ses clacs et de s’installer au Ghana, « sinon les affaires à Lomé marchaient bien », déclara-t-il. Pour lui, malgré le calme apparent du moment, l’embrasement sociopolitique du Togo est plus qu’une certitude, ce n’est pas si cela arrivera ou pas, la seule inconnue c’est quand cela va se produire. Il expliqua que de ses contacts avec les Togolais, ces derniers se vouaient un respect et une gentillesse en surface, mais nombreux sont ceux qui comptent les jours qui les séparent d’une vengeance qu’ils comptent exercer contre ceux qui les ont humiliés, abusé d’eux, spoliés, volés, piétinés ou maltraités. Même chez lui dans l’est du Nigeria où il y a des conflits interethniques récurrents, il n’avait jamais ressenti une animosité dormante aussi forte entre citoyens d’un même pays. Il ajouta que plusieurs Nigérians avec lesquels il s’était installé au Togo avaient tiré la même conclusion sur l’avenir du Togo, raison pour laquelle ils se tiennent tous toujours prêts à quitter le pays. Toutefois connaissant la réputation sulfureuse des Nigérians qui font du business au Togo, je me disais qu’il pourrait aussi avoir quitté le Togo pour des raisons moins nobles. Mais bon, à beau mentir qui vient de loin, me dis-je.
C’est à ce niveau que notre chauffeur me demanda mon avis. J’informai mes compagnons de voyage que je suis Togolais vivant à l’étranger, et que je partageais sa lecture du désespoir ambiant sur l’avenir du Togo. Toutefois, je rappelai que les Togolais sont à pied d’œuvre pour trouver la bonne approche pour que leur pays ne devienne un autre Rwanda version 1994. Le Nigérian, dubitatif, me demanda quelle était cette approche ? Je lui servis notre slogan : la diaspora travaille là-dessus, en collaboration avec les hommes politiques et des leaders d’opinion. Que fait la diaspora concrètement, me demanda l’interprète. Je répondis qu’elle faisait quelque chose dont je n’avais pas les détails, mais elle est très organisée et prête à libérer le Togo de la dictature héréditaire.
Tout le monde se tut, mais j’ignorais s’ils étaient convaincus par mon explication ou pas. Nous étions arrivés sur la rivière Volta, et juste après la traversée du pont qui l’enjambe, la discussion vira sur le showbiz du Ghana et du Nigeria, choses dont je ne savais rien. C’est à ce moment que commença mon questionnement : en bon Togolais ai-je pris mes souhaits pour la réalité en ce qui concerne les efforts au niveau de la diaspora ? Et si rien de tel ne se faisait, l’avenir serait-il aussi catastrophique pour le Togo ? Cela fait bientôt un an que je n’ai arrêté de me poser ces questions.
L’enseignement que j’ai tiré de cette discussion est que nos frères et sœurs africains semblent ne même pas voir les efforts que font les Togolais pour mettre fin à cette humiliation qu’est la dictature militaire dynastique. Ils ne semblent même pas entendre les appels au soutien que lance le peuple meurtri par la dictature. Pour eux, je suis désolé de le dire, les Togolais « ne font rien » pour changer la donne. Pourtant que n’avons-nous pas fait et que ne faisons-nous pas ?
De l’avis de mes compagnons de voyage, le Ghana est une terre bénie, mais le Togo, lui est une tragédie en attente. Comme si la tragédie actuelle n’était pas suffisante. Que faire pour conjurer ce sort ? Peut-être qu’une solution serait que chaque Togolais arrête de penser que c’est à d’autres Togolais que le mérite ou la charge revient de nous épargner ladite tragédie ; que chaque Togolais, qu’il soit au Togo ou en dehors, dans la pauvreté ou la richesse, dans l’abondance ou la faim, pose des actes dignes d’acteur du changement selon ses moyens. Cela reste possible.
A. Ben Yaya
« TAMPA EXPRESS » numéro 0085 du 30 septembre 2025